Bien le bon bof?
« What you don’t use, you lose » est un dicton bien connu en milieu minoritaire. Nos statistiques d’assimilation linguistique en témoignent et le sujet délicat est mieux évité. Mais la perte de quelque chose d’important parce que peu utilisée s’appliquerait-elle également à la liberté d’expression? La denrée se fait rare à en juger par le peu de personnes s’exprimant sur nos tribunes publiques. Et certainement pas en raison du manque de sujets d’affaires publiques!
Les attentats de Charlie Hebdo remettaient récemment en cause la liberté d’expression et ont été abondamment couverts dans nos médias sous la lentille de “l’événement lointain”, pas vraiment applicable ici. Il semblerait qu’une belle occasion de mettre en contexte au milieu minoritaire a été ratée pour nous rappeler que la liberté d’expression est tout aussi importante ici et qu’elle se porte mal, très mal en année d’élection, après tant de coupures au sein d’une minorité linguistique mal en point, compte-tenu d’un bailleur de fonds implacable et un régime paranoïaque au pouvoir s’en prenant aux plus faibles.
Rarement en effet voit-on dans nos médias des sorties hors de la norme du “là-bas”. Encore moins voit-on des appuis se manifester pour ceux qui oseraient s’exprimer ici selon la citation attribuée à Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire. » Donc comme au temps des curés, ne prend pas parole qui veut. Celui ou celle qui le fera devra suivre les dogmes des sentiers battus, i.e. la vitalité, “se battre”, vivre strictement en français, etc. Les scribes auront été passés au peigne fin, bien formatés dans le cadre institutionnel. Repris à travers les quelques médias dont nous disposons, les même producteurs, les mêmes journalistes, les mêmes techniques vétustes de diffusion (pas “à la carte”), sous les mêmes organismes de réglementation, de représentation, et de gouvernance. La diversité des opinions en souffre terriblement, autrement dit la liberté d’expression.
Par exemple, on assiste à la disparition des sections de commentaires web sur les sujets d’affaires publiques sans même aucune couverture, cela après avoir perdu nos capacités éditoriales dans nos journaux communautaires, nos courriers de lecteurs, nos chroniqueurs, et nos revues de presse, quand ce n’est pas le journal communautaire lui-même qui disparaît au complet, faute de financement, d’annonceurs et d’intérêt. Notre diffuseur public se porte mal maintenant et ce PDG parlait d’une “conversation” et d’une grande transformation au numérique…
Je notais récemment des nouvelles de la Presse Canadienne empreintes de la censure du “ne pas déplaire” au principal bailleur de fonds institutionnel. La section des commentaires n’était pas ouverte. Quelques semaines plus tard, le Devoir fermait cette section en fin de semaine alors qu’une importante couverture au milieu minoritaire y était accordée. Un des scribes répondait par un “calmez-vous le pompon, il n’y a pas de conspiration” à un tweet signalant un problème de liberté d’expression, comme un jeune “vieux curé” disant “Ferme ta gueule” à un paroissien qui s’objecterait à des sermons simplistes dans une église à l’état d’abandon. Je devais également demander récemment au diffuseur public pourquoi ouvrir la section des commentaires sur une nouvelle portant sur l’ouverture d’une nanobrasserie au Yukon et la fermer sur l’importante nouvelle de l’affaire Caron en Cour Suprême. Enfin, le Devoir, en difficultés financières, annonçait ce matin que sa section des commentaires serait désormais limitée aux abonnés.
Oui il est vrai que ces sections de commentaires ne sont à peu près pas utilisées en milieu minoritaire. Mais incohérent qu’elles disparaissent sans “conversation” alors que nos médias regrettent les pertes de revenus publicitaires qui résultent d’un achalandage se déplaçant vers des espaces privés sur les médias sociaux. Que nous perdions graduellement nos derniers espaces publics au profit de grands conglomérats étrangers avec des intérêts principalement commerciaux devrait en inquiéter plus d’un.
Nos commentateurs du milieu minoritaire les plus articulés et incisifs tel Pierre Allard, ex-éditorialiste du Droit, ou Michel Lavigne, le super-caricaturiste de l’APF ont évité de mettre en contexte l’enjeu de la liberté d’expression à la suite de la tuerie en France, peut-être par respect pour les victimes et sous le choc d’un effondrement comparable à celui des tours du World Trade centre. Plusieurs commentateurs ont regretté “l’absence de critique” en milieu minoritaire, sans aucunement changer la donne. Peut-on espérer cette fois-ci une meilleure prise de conscience sur la liberté d’expression ou continuer à en désespérer: “Je suis absolument d’accord avec ce que vous dites, mais je ne me battrai pas pour que vous ayez le droit de le dire”. Bien le bon bof?