Quand l’espace mental est en recul … il faut changer de direction
L’organisme vancouverois contre-courant Adbusters s’inquiète depuis longtemps de l’état de l’espace mental façonné par les médias, principale courroie de transmission du pouvoir et de l’argent. Pièce à conviction A, “The Chuck Davis History of Metropolitan Vancouver” publié récemment par Harbour Publishing illustre comment décimer l’espace mental d’un groupe déjà en difficulté, i.e. la minorité francophone du grand Vancouver.
“Fun, fat and filled with facts”, l’ouvrage promettait. Le graphisme, les extraits d’archive photographique, ainsi que le nombre remarquable de collaborateurs et bailleurs de fonds en ont fait le best-seller de la saison. La chronologie couverte va de la naissance de George Vancouver en Angleterre (1757) jusqu’ à 2011, l’année de publication. Un encadré reconnait 10000 ans d’histoire humaine les précédant. Des références chronologiques “Elsewhere in BC”, “Elsewhere in Canada” and “Elsewhere in the World” permettent de se retrouver. La géographie du Vancouver métropolitain va des banlieues de West Vancouver jusqu’à Coquitlam, Langley, Surrey, Tsawwassen et bien sûr le Vancouver plus immédiat. Un incontournable somme toutes dans toutes bibliothèques du grand Vancouver!
Premier indice d’oubli, le lecteur francophone avisé notera parmi la liste de “subject consultants”: “Chinese-Canadian history”, “First Nations history” and “Japanese-Canadian history”. Alors pas d’histoire “French-Canadian”, “Métis-Canadian” ou encore “East-Indian-Canadian”, pour des groupes qui pourtant comptent tous de remarquables contributions. Un deuxième indice d’oubli: pas un seul nom francophone parmi la longue liste de contributeurs de contenus, de finance ou de commandite. Les plus cyniques noteront les logos du Canada Council for the Arts/Conseil des Arts du Canada et le British Columbia Arts Council. Le dernier indice d’oubli est confirmé dans un index de 20 pages en petits caractères qui compte à peu près aucun nom à consonance francophone outre une rare exception, Frederic Ducharme en page 252 : “The killer was eventually identified as Frederic Ducharme, 34, a very odd and twisted piece of work, with a record for indecent exposure and bizarre behaviour that can’t be described here and was only hinted at in the more straitlaced newspaper reporting of the day”. Les groupes orangistes ou KKK, maconic lodge et bigotry ne sont toutefois pas en index… Mais “Ennui Publications” l’est. Enfin sur la pochette frontispice, notons : “Here are […] a multitude of memorable minor events like city hall’s official attempt to shut down the Dupont Street red light district”.
Remontant dans le temps, mieux vaut oublier le navigateur explorateur Lapérouse même s’il a produit de meilleures cartes de la côte que Cook avant Vancouver, qu’il avait navigué toutes les eaux du Canada (incluant la baie d’Hudson) et qu’il était un des plus grands marins de son époque. Mieux vaut donc commémorer Juan de Fuca, Malaspina, Quadra, Galiano et Hernandez. Et se limiter en lui attribuant une bouée et un récif. Mieux vaut oublier l’équipage canadien français et métis qui accompagnait Fraser, Mackenzie ou Lewis&Clarke : “Men of the village chased them off, and the Europeans retreated back up the river”. Pas besoin non plus de reconnaître leurs apports lors de l’établissement du premier poste de descendance multiple dans la vallée du Fraser, mieux vaut reconnaitre les deux hawaiiens Como et Peeohpeeoh. Mieux vaut oublier le traité de l’Orégon (1846) qui consacre le french bashing au nord du 49 ième pour les sujets de sa majesté, aucun droit à la terre au nord. Le gouverneur James Douglas n’a donc aucune origine métis, n’est pas mariée à une et ne parle pas français. John “Jean-Baptiste” McLoughlin, le père de l’Orégon n’était pas son patron non plus à la Compagnie de la Baie d’Hudson. La ruée vers l’or du Fraser ne mérite pas de reconnaître Ferdinant Boulanger alias Peter Baker, le premier prospecteur. Mieux vaut oublier Paul de Garro, même s’il est responsable pour un des premiers journaux et le premier livre publié en Colombie-Britannique. Même traitement pour Jean Caux alias Cataline, Charles Pandosy, les frères Guichon, Sœur Joseph et tant qu’à y être mieux vaut ne pas situer dans le temps la pendaison du leader métis Louis Riel. Le premier lieutenant gouverneur francophone Joly de Lotbinière ne mérite pas l’attention, pas plus que l’Alliance Française de Vancouver qu’il aide à démarrer. Les oublis se continuent avec l’historien/linguiste AG Morrice, l’ethnologiste Marius Barbeau, Soeur Délia Tétreault en voie de béatification, les leaders syndicaux Décaire et Laverdure, la première caisse populaire et la grève dans les écoles. Pas besoin de situer Jack Kerouac, ou de rappeler le nom de la dernière victime de la peine capitale dans tout l’ouest canadien. Faut pas mentionner le nom du premier artiste canadien à vendre plus d’un million d’album. Les médias francophones encore moins : que cela soit Radio-Canada radio ou télévision, le Soleil de Colombie. Paul Côté n’est pas un membre fondateur du mouvement Greenpeace. Véronique Samson n’enregistre pas “Vancouver” qui devient “platinum”. Garneau, Payette et Laliberté n’établissent aucune première dans l’espace. Le Festival du Bois, le festival francophone de Vancouver, la Boussole, le Conseil Scolaire Francophone, et le programme de French Immersion ne méritent pas de mention. Le consortium Bombardier/Alcatel n’est pas responsable pour la construction du Skytrain. Le contrat d’ameublement urbain de 20 ans de la ville avec Viacom/JCDecaux est sans intérêt. Oublions l’entrepreneur du veggie dog Yves Potvin malgré des ventes de 100 millions. Quand aux Jeux Olympiques, pas nécessaire de mentionner le blâme à Gilles Vigneault pour le pauvre contenu culturel francophone lors des cérémonies d’ouverture après que ce dernier ait refusé d’accorder tous les droits au producteur Australien pour sa chanson “Mon Pays”. La prestation du “Dragon Bleu” de Robert Lepage ouvrant le Woodward’s theatre pendant toute la durée des Jeux n’intéressera pas. Pas plus sur Granville pour la Place de la Francophonie!
Oui il faudrait reconnaître que l’équipe qui a terminé le travail de Chuck Davis a dû relever un défi énorme pour couvrir tant de matériel en peu de temps finalement. Et que possiblement les francophones n’ont pas été, ou bien, appelés à contribuer ou n’ont pas répondu à l’appel. L’oubli du “subject consultant” semble toutefois hautement suspect.
Reconnaissons aussi que les ouvrages antérieurs n’ont fait guère mieux en matière de reconnaissance d’une histoire francophone et métis en Colombie-Britannique. Notons le cas du livre “The spirit of BC” publié en 2008 à l’occasion du 150ième anniversaire de la colonie continentale. Maillardville est à peine couvert sous un petit encadré pas même indexé à la fin du livre laissant pour compte l’apport de cette communauté en matière d’éducation, de syndicat, de multiculturalisme/bilinguisme, ou de ses célébrités (e.g. Lucille Savoie Star). Certains se rappelleront également du cas récent de la promenade historique du Vancouver Convention Centre inaugurée pour les Jeux Olympiques. On n’avait alors pas pu trouver mieux pour honorer les pionniers de la Colombie-Britannique parmi les francophones que Charles Bedaux, un collaborateur nazi suicidaire et délirant ayant mis le feu dans une forêt de l’intérieur de la province lors du “Champagne safari”. Le faux-pas historique a heureusement été corrigé après un effort de vigilance citoyenne franco…
L’opus “The Chuck Davis History of Metropolitan Vancouver” démontre une autre fois une attitude sociétale de bigoterie par rapport à la minorité francophone britanno-colombienne. Non l’attitude n’a pas disparu contrairement à ce qu’on souhaiterait. Le peu de réaction observé parmi les francophones semble indiquer un groupe ayant baissé les bras, n’étant plus capable de se battre pour une cause pourtant juste. Les francophones de Colombie-Britannique doivent apprendre à composer avec cette réalité en apprenant d’abord cette histoire qui leur a été interdite. Ils doivent comprendre l’impact de ne pas avoir une histoire adéquatement reconnue auprès de la prochaine génération, auprès des nouveaux arrivants et sur soi. Après la fermeture récente du journal communautaire de l’Express du Pacifique, notre espace mental continue à reculer au point où personne n’est plus prêt à s’y investir. Pour les derniers qui portent attention, n’est-il pas temps de s’indigner … au point d’agir?