Par Dr. Juvénal Barankenguje :Dans toutes les sociétés humaines, il a toujours existé des mécanismes de régulation sociale et de résolution pacifique des conflits dans le but à la fois d’instaurer et de maintenir l’harmonie et la cohésion sociale. A cet égard, le Burundi, l’un des anciens royaumes des Grands-Lacs est-africains, a inventé un modèle de régulation sociale plutôt original, appelé Ubushingantahe. Précisons que cette institution, vieille de plusieurs siècles, a pu survivre aux multiples « soubresauts » qui ont profondément marqué la société burundaise depuis l’époque coloniale jusqu’à aujourd’hui. Il y a quelques années, cette institution a fait l’objet d’une réhabilitation afin de mieux répondre aux défis de l’heure. Pour cela, il convient de nous poser trois questions qui nous paraissent essentielles, à savoir : en quoi consistent l’institution d’ubushingantahe et ses valeurs intrinsèques? Quelle place était-elle réservée à cette institution pendant la colonisation et au cours de la période postcoloniale? Enfin, sa réhabilitation actuelle est-elle une initiative salutaire pour la société burundaise?
Dans cette première partie de l’article, nous tenterons de répondre aux deux premières questions en vue de partager notre réflexion avec nos lectrices et lecteurs.
L’institution d’Ubushingantahe et ses valeurs intrinsèques
De prime abord, pour mieux appréhender le concept d’ubushingantahe, il serait utile de l’analyser sur le plan linguistique. Au sens premier du terme, ubushingantahe désigne le fait de planter (gushinga) un bâton de ficus (intahe). Il réfère au geste des bashingantahe (singulier : umushingantahe) – les notables coutumiers investis au niveau de chaque colline – qui, saisis d’un conflit, se réunissent et prennent la parole à tour de rôle en frappant leur bâton (intahe) à terre. Ce rituel a pour but, dit-on, de conférer une grande solennité aux paroles prononcées. De plus, planter l’intahe signifie lier, reconstituer, réconcilier.
Au sens figuré, l’ubushingantahe renvoie à un idéal, à un ensemble de vertus (telles que l’honnêteté, la droiture, l’esprit de responsabilité et d’abnégation, le patriotisme, le respect d’autrui et de la parole donnée, etc.) qui constituent une référence sociale. Traditionnellement, seul un homme jugé conforme à cette référence pouvait être investi umushingantahe. Il devait, en outre, s’être révélé particulièrement respectueux des valeurs socialement reconnues, avoir acquis une certaine aisance matérielle et disposer de bonnes capacités oratoires. Chaque « postulant » était tenu de suivre une longue période (plusieurs années) d’observation et d’apprentissage pratique avant d’être investi umushingantahe lors d’une procédure formelle. L’approbation par l’ensemble des autres bashingantahe de la colline s’avérait indispensable.
Du reste, plusieurs études sur le sujet ont été menées par des chercheurs burundais et étrangers. En effet, dans son article écrit en anglais, la journaliste Agnès Nindorera (1) décrit l’ubushingantahe comme « une philosophie de vie, une façon d’être, une manière de se comporter en communauté ». Pour le professeur linguiste Philippe Ntahombaye (2), quant à lui, l’ubushingantahe constitue un « esprit ». Ces deux définitions de l’ubushingantahe corroborent, nous semble-t-il, les valeurs qu’incarnaient les bashingantahe traditionnellement investis.
Il convient d’ajouter que, sur le plan historique, l’ubushingantahe a pris la forme d’une institution jugée légitime par la population. Mais le véritable fondement de cette légitimité réside en un ensemble de représentations sociales qui ont pour singularité d’accorder une place prépondérante aux habitus. C’est cet aspect que le professeur politologue Julien Nimubona (3) résume en ces termes : « L’étiquette d’ubushingantahe colle moins à une personne physique qu’à un concept anthropologique et sociologique. Elle évoque à la fois une croyance en la supériorité et la transcendance des valeurs sociales, un objet (le mushingantahe) et une pratique (la fonction d’incarner et de vivre des valeurs ou de régler les conflits et de conseiller au nom de la sagesse) ».
Par ailleurs, il ne serait guère superflu de souligner l’originalité de l’institution d’ubushingantahe : c’est une spécificité burundaise qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Voici ce qu’en dit d’ailleurs l’anthropologue Dominik Kohlhagen (4) : « L’omniprésence du bushingantahe en droit burundais ancien constitue une spécificité qui ne marque pas seulement une différence avec les conceptions juridiques européennes. La plupart des autres sociétés d’Afrique centrale ne connaissent pas, non plus, de figures comparables aux bashingantahe ».
La place de l’institution traditionnelle pendant et après la colonisation
Il importe de préciser, d’emblée, que l’origine de cette institution remonte, selon la tradition orale, à l’époque précoloniale sous le règne du premier roi burundais : Ntare Ier Rushatsi. En tant que sages et médiateurs, les bashingantahe de l’époque précoloniale jouaient un rôle primordial dans l’administration de la justice au Burundi.
Vers la fin du XIXème siècle (en 1896), le Burundi entra de plein pied dans une ère nouvelle d’occupation coloniale (allemande d’abord, puis belge) qui perdurera jusqu’en 1962. Du coup, cette situation aura un impact très négatif sur le statut des banshingantahe.
En effet, l’administration belge créa en 1917 des « tribunaux indigènes » qui s’appuyaient dans une large mesure sur les bashingantahe en tant qu’individus. Mais la justice officiellement reconnue jusque-là fut réduite à son aspect institutionnel, dans la mesure où les principes intrinsèques d’ubushingantahe furent relégués au second plan (4). Cette décision de l’administration belge reflétait, en réalité, la perception réductrice qu’elle avait du droit burundais ancien. A ce propos, le professeur historien Joseph Gahama (5) affirme, sans ambages, que « l’interventionnisme du colonisateur en matière judiciaire n’est pas une particularité burundaise ou belge. La « repugnancy clause » dans les colonies britanniques ou le concept d’« ordre public » dans les colonies françaises ont également motivé de nombreuses réadaptations ou suppressions parmi les règles coutumières appliquées par les tribunaux » p.103.
En 1943, une ordonnance sur les « législations indigènes au Ruanda-Urundi » – celui-ci est l’ancien territoire sous tutelle belge, qui correspond aujourd’hui aux deux Etats : le Burundi et le Rwanda – renforça la mainmise du pouvoir colonial sur les tribunaux indigènes en soumettant l’action et la composition des tribunaux au contrôle direct du résident de l’Urundi. Toutes ces mesures avaient pour but d’écarter progressivement les bashingantahe des juridictions indigènes.
En juillet 1962, les Burundais recouvrèrent leur souveraineté nationale. Paradoxalement, c’est au moment du retour à l’indépendance que le législateur exclut définitivement les bashingantahe du système judiciaire reconnu par l’État. En effet, c’est en 1963 qu’un nouveau « Code de l’Organisation et de la Compétence Judiciaires (COCJ) » mit fin aux juridictions indigènes et généralisa le système colonial de droit écrit jusque-là réservé, de fait, aux Européens.
Officiellement, à partir de 1963 jusqu’en 1987, le Burundi ne connut plus qu’un unique système juridique, calqué sur le modèle belge et régi par des règles de procédure rédigées avant même l’arrivée des Belges au Burundi. Tout comme sous l’occupation coloniale, la mise à l’écart des bashingantahe dans les tribunaux alla de pair avec une accentuation de l’emprise politique sur le travail quotidien des notables. Après l’abolition de la monarchie en 1966, le nouveau régime républicain mit en place un système de contrôle en associant des représentants du parti unique à l’ensemble des nouvelles investitures. Dès lors, Les bashingantahe nommés semblaient incarner de moins en moins un idéal de vertus et de conduite que la population dans son ensemble attendait d’eux.
Dans toutes les sociétés humaines, il a toujours existé des mécanismes de régulation sociale et de résolution pacifique des conflits dans le but à la fois d’instaurer et de maintenir l’harmonie et la cohésion sociale. A cet égard, le Burundi, l’un des anciens royaumes des Grands-Lacs est-africains, a inventé un modèle de régulation sociale plutôt original, appelé Ubushingantahe. Précisons que cette institution, vieille de plusieurs siècles, a pu survivre aux multiples « soubresauts » qui ont profondément marqué la société burundaise depuis l’époque coloniale jusqu’à aujourd’hui. Il y a quelques années, cette institution a fait l’objet d’une réhabilitation afin de mieux répondre aux défis de l’heure. Pour cela, il convient de nous poser trois questions qui nous paraissent essentielles, à savoir : en quoi consistent l’institution d’ubushingantahe et ses valeurs intrinsèques? Quelle place était-elle réservée à cette institution pendant la colonisation et au cours de la période postcoloniale? Enfin, sa réhabilitation actuelle est-elle une initiative salutaire pour la société burundaise?
Dans cette seconde partie de l’article, nous tenterons de répondre à la dernière question et nous formulerons quelques observations personnelles. Puis, nous terminerons par une conclusion générale.
La réhabilitation de l’institution traditionnelle
A partir de 1987, un nouveau changement de régime a provoqué un revirement qui a permis aux bashingantahe de retrouver une place au sein du système judiciaire étatique. Le COCJ, voté en 1987, a conféré aux bashingantahe la compétence d’émettre un avis préalable sur la plupart des affaires civiles et sur l’octroi de dommages-intérêts résultant de certaines infractions pénales. Au cours des années suivantes, de nombreuses propositions visant à renforcer encore davantage le rôle des bashingantahe ont été avancées. M. René Massinon (7), juriste belge et spécialiste du droit burundais, a même proposé d’associer directement les bashingantahe à la procédure d’instruction dans les tribunaux.
De 1993 à 2003, le Burundi a traversé une longue période de guerre civile et d’instabilité politique. C’est à ce moment-là que les initiatives se sont succédé pour promouvoir les bashingantahe comme acteurs d’une sortie de crise. Un décret-loi de 1997 a mis en place un « Conseil des Bashingantahe pour l’unité nationale et la réconciliation ». Ce conseil a permis aux personnes désignées de représenter à l’échelle nationale l’« institution d’ubushingantahe ».
En 2000, les accords de paix (8) ont été signés à Arusha (en Tanzanie) entre le gouvernement burundais d’alors et les différents mouvements de rébellion. Ces accords ont repris clairement cette idée d’une « institution nationale » en prévoyant « la réhabilitation de l’ordre d’ubushingantahe ». En effet, financée par le PNUD et associant de nombreuses organisations locales et internationales, une vaste campagne d’identification des « vrais » bashingantahe a été menée à travers tout le pays. Elle a abouti, en 2002, à la création d’un nouveau « Conseil National des Bashingantahe » formellement reconnu par la Constitution de 2005.
Il convient de préciser, du reste, que ce nouveau Conseil National a été critiqué par certaines sensibilités politiques pour avoir privilégié, dit-on, le choix de quelques catégories de personnes issues, en particulier, des élites intellectuelles urbaines. A ce jour encore, les nouvelles nominations se poursuivent au nom de ce Conseil National des Bashingantahe. Comme le souligne la professeure d’histoire Christine Deslaurier, de nombreuses nominations ont ainsi été « réalisées sous la tutelle de ‘comités de base’ présidés par des bashingantahe sortis du sérail et eux-mêmes récemment investis […] » (9).
Quelques observations personnelles
Après avoir passé en revue l’évolution dans le temps du statut des bashingantahe, il nous semble pertinent de formuler quelques observations ci-après :
– à travers les différents régimes politiques qui se sont succédé depuis l’époque coloniale jusqu’en 1987, les bashingantahe ont été successivement écartés, contrôlés ou « intégrés » pour servir une administration régie par un système judiciaire exogène ;
– à tout moment, la référence privilégiée par l’administration belge et les différents régimes postcoloniaux a été le système judiciaire importé ;
– malgré la déchéance successive de ces dignitaires d’antan (que sont les bashingantahe), les principes traditionnels de régulation des conflits et les valeurs incarnées par ces sages n’ont jamais été remis en cause par les différentes composantes de la population burundaise ;
– les diverses critiques formulées actuellement à l’endroit du Conseil National des Bashingantahe peuvent trouver des solutions adéquates : elles concernent, à notre avis, les critères de choix des membres de cette institution et la procédure à suivre pour la nomination des bashingantahe tant au niveau national que local ;
– enfin, la revalorisation de l’institution traditionnelle devrait se faire par la prise en compte des principes endogènes d’ubushingantahe par le système judiciaire burundais en vue de concilier le « droit coutumier » basé sur la culture traditionnelle et le droit écrit importé à l’époque coloniale.
En conclusion, aucun peuple ne peut connaître véritablement l’harmonie et la cohésion sociale en faisant fi des valeurs fondamentales qui le caractérisent. Les Burundais l’ont si bien compris qu’ils ont procédé à la réhabilitation de l’institution traditionnelle de régulation sociale en dépit de multiples tergiversations. A notre sens, c’est une initiative salutaire pour un pays qui, ayant subi les affres des guerres civiles récurrentes, est à la recherche de son identité culturelle pour mieux asseoir la paix durable et la réconciliation nationale. Mais, pour que cette réhabilitation de l’institution soit effective, il s’avère impérieux que les décideurs politiques et les différents membres de la société civile – dont ceux du Conseil National des Bashingantahe – se concertent régulièrement pour aplanir leurs divergences et faciliter la tâche aux bashingantahe. Ces derniers pourraient ainsi jouer pleinement leur rôle de « régulateur social » pour le bien de toute la nation burundaise.
Références bibliographiques :
1) Nindorera A. (2003): Ubushingantahe as a Base for Political Transformation in Burundi,
Boston Consortium Working Papers, n° 102, 31 p.
2) – Ntahombaye Ph. (1999) : La réactualisation de l’institution des bashingantahe : Enjeux et problématique générale de l’étude, Bujumbura.
– Ntahombaye Ph., Ntabona A., Gahama J. et Kagabo L. : L’institution des Bashingantahe au Burundi. Étude pluridisciplinaire, Bujumbura, 1999.
3) Nimubona J. (1998) : Analyse des représentations du pouvoir politique. Le cas du Burundi, thèse de doctorat en sciences politiques, Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 644 p.
4) Kohlhagen D. (2010) : Le Bushingantahe au Burundi. Transformations et réminiscences
d’un concept judiciaire ancien, Cahiers d’anthropologie du Droit 2009, Paris, Karthala.
5) – Gahama J. (1983) : Le Burundi sous administration belge. La période du mandat 1919-
1939, thèse de doctorat en histoire, Paris, CRA, Karthala et ACCT, 465 p.
– Rapport d’administration belge de 1921, cité par Gahama J. (1983 : 302) in Le Burundi
sous administration belge. La période du mandat 1919-1939, Paris, CRA, Karthala et
ACCT, 465 p.
6) Laely Th. (1997) : Peasants, Local Communities and Central Power in Burundi, in “The Journal of Modern African Studies“, vol. 35, n° 4, pp. 695-716.
7) Massinon R. (1997) : La confrontation du droit écrit et de la coutume dans le cadre du régime politique, administratif et judiciaire du Burundi. Evolution et situation actuelle, in Musée Royal de l’Afrique Centrale, Tervuren, Africa Tervuren, 159 p.
8) Accords d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation au Burundi, 28 août 2000, Protocole I
Article 7 § 27.
9) Deslaurier Chr. (2003) : Le bushingantahe peut-il réconcilier le Burundi ?, « Politique africaine », n° 92, pp. 76-96.
A propos de l’auteur : Dr. Juvénal Barankenguje est chercheur à la Faculté d’Éducation de l’Université Simon Fraser. Il est également enseignant de français langue seconde depuis plusieurs années. De plus, il a toujours été à la fois actif et bénévole dans des organisations à but non lucratif. Notamment Le Repère Francophone dont il est le Vice-président et Co-fondateur. Il peut-être joint au bajuvenal@lerepere.ca ou www.lerepere.ca.