Comprendre l’incompréhensible
Parmi le gazillion d’idées que l’homme génère, une de ces idées atteint parfois un groupe au point de le refaçonner irrémédiablement avec ce qui deviendra un “mythe”. Le mythe permettrait à un groupe de trouver l’énergie nécessaire pour, ou bien mobiliser au changement, ou lui résister selon le sociologue québécois Gérard Bouchard. Les nations auraient besoin de mythes pour se maintenir ainsi que pour s’adapter au changement. Mi-réalité/mi-fiction, mi-raison/mi-émotion et mi-positif/mi-négatif, les mythes contribueraient à colmater les conflits après de grandes crises ou traumatismes, puis en prévenir les séquelles. Se reproduisant par eux-mêmes, ils constitueraient le mécanisme fondamental de cohésion d’une société, qu’elle soit primitive ou se croit moderne!
Le célèbre co-président de la commission Bouchard-Taylor portant sur les accommodements raisonnables était invité dans le cadre d’un événement annuel appelé “Le printemps de la francophonie” pour présenter une conférence intitulée “Pourquoi les nations ont-elles besoin de mythes?” Sous une affiche proclamant la fierté de la langue, le conférencier s’est exprimé strictement en français dans un langage clair sans prétention. De nombreux exemples de mythes nationaux servaient à illustrer. Les mythes derrière les grands mouvements sociaux étaient également invoqués. Le propos était souvent inspiré de l’expérience du Québec et pas nécessairement adapté à la situation minoritaire d’une bonne partie de l’auditoire. Le conférencier s’en ai d’ailleurs excusé, déférant à une discussion du lendemain intitulée “Multiculturalisme et mondialisation : Quel avenir pour la communauté francophone de la Colombie-Britannique?”
Le processus de “mythification” était décrit à travers les étapes de 1) cadrage initial d’une nouvelle idée 2) diffusion dans les premières sphères et peaufinage 3) instrumentalisation par les principaux acteurs pour avancer les agendas 4) institutionnalisation dans les structures et 5) sacralisation lorsque le mythe fait le saut du domaine cognitif à l’émotif. Les concepts d’interaction entre les mythes, de fin des mythes, de la mémoire du traumatisme ainsi que de mythes directeurs (-vs- dérivés) étaient présentés en préambule à une conclusion portant sur l’avenir des mythes nationaux.
Le cas du rapport du Québec avec sa langue et culture servait d’exemple de mythe directeur néanmoins susceptible au changement, compte-tenu de la mémoire de traumatismes antérieurs qui se dissipe. Le cas du Canada anglais qui essaie de redéfinir ses propres mythes directeurs sous le gouvernement Harper en délaissant les acquis récents d’un État juste était cité au regret du conférencier. L’auditoire était plutôt sympathique pour ne pas dire conquis, se rappelant vraisemblablement de traumatismes antérieurs! Bouchard demeurait confiant que les mythes nationaux tiendraient mais auraient à incorporer les nouvelles mouvances environnementales de développement durable et de mondialisation. Le processus de “mythification” en serait possiblement affecté. La mouvance des médias sociaux derrière le “printemps arabe” -vs- celui de la francophonie ne fut toutefois pas mentionnée. Pas plus que leur impact sur le processus de “mythification” dans l’enceinte majestueuse du“Morris J Wosk Centre for Dialogue” choisie par le “Bureau des affaires francophones et francophiles (BAFF)” de Simon Fraser University (SFU) pour tenir l’événement sous la commandite d’un accord de coopération Québec–Colombie-Britannique.
La rencontre du lendemain à la “Maison de la Francophonie” permettait au chercheur de sonder l’auditoire sur les grandes questions du multiculturalisme et de la mondialisation, cela au risque d’assister à une séance houleuse style “audience d’accommodements raisonnables”! Comment donc le multiculturalisme, l’inter-culturalisme, la francophonie et la mondialisation se pratiquent dans notre milieu minoritaire? Les réponses d’officiels de la francophonie associative et institutionnelle reprenaient les termes généraux de mythes officiels canadiens tout en regrettant l’attitude de la province qui ne sait vraiment pas quoi en faire. Les interventions de francophones longuement établis faisaient part des réalités pratico-pratiques de leur vécu. Celles de nouveaux arrivants (québécois, acadiens, français ou issus du reste de la francophonie internationale) révélaient un sentiment de laissé pour compte. Alors que les francophiles engagés se sentaient citoyens de deuxième classe devant des “ayant-droit” ayant décroché ou encore des nouveaux canadiens bénéficiants de meilleurs accès. Notons qu’aucun francophone natif de Colombie-Britannique ou de l’Ouest canadien ne s’est présenté à la rencontre. Somme toutes, appliquant la théorie du sociologue, la plupart des participants s’entendrait à conclure que les mythes du milieu minoritaire n’ont pas réussi à ce jour à colmater les conflits d’une francophonie passablement bigarrée. Bouchard en reportage au télé journal déclarait avoir observé une minorité typique essayant de son mieux à répondre aux défis. Le diffuseur public terminait la discussion à peine amorcée en titrant la nouvelle sous: “La communauté francophone de la C.-B. : minoritaire oui, mais dynamique et combative selon Gérard Bouchard”. Point d’autre séance houleuse ne semblait donc prévue. Le contenu web est resté sans commentaire ou diffusion/rétroaction dans les réseaux sociaux.
De retour à la théorie du sociologue et l’étape #1, peut-on se demander comment le processus de mythification peut-il fonctionner lorsque si peu de nouvelles idées propres au milieu minoritaire sont énoncées en premier lieu. Peu de francophones en effet s’expriment publiquement dans un environnement notablement fort en “non-dits”. Alternativement, la cacophonie observée durant la rencontre de dialogue démontre bien la difficulté de la tâche. Les seuls capables de s’exprimer publiquement sont de passage et proviennent d’un milieu majoritaire, e.g. Gérard Bouchard ou John Ralston Saul lors d’une prestation similaire. Faut-il mentionner que le seul journal francophone local fermait ses portes récemment sans même avoir tenu durant les dernières années un édito communautaire, avoir publié des courriers de lecteurs ou avoir engagé les médias sociaux. Et que le diffuseur public semble similairement contraint. Les étapes subséquentes de diffusion dans les “premières sphères”, d’instrumentalisation, d’institutionnalisation et de sacralisation nécessitent tous des agents en pleine possession de leurs moyens et un environnement autre que celui de coupures-à-blanc. Quand à la mémoire des traumatismes vécus par les multiples vagues de populations francophones qui ont précédé, les non-dits de l’assimilation sont notables tout comme la langue dans laquelle elle s’exprimerait. Ces conditions devraient suffire à identifier un traumatisme profond que seul un nouveau mythe pourra soulager.
Les deux récentes prestations du sociologue Gérard Bouchard à Vancouver aident à comprendre l’incompréhensible du milieu minoritaire. Pourquoi alors ne sont-elles pas mieux diffusées et commentées? Une réponse selon la théorie des mythes de Gérard Bouchard : il faudrait que les principaux agents y voient une façon de faire avancer leur agenda! Mais en sont-ils capables à la veille de la prochaine ronde de coupures? Rêvons haut et fort en terminant : la théorie des mythes mise à l’essai en milieu minoritaire britanno-colombien!”
Références web:
1) Une conférence antérieure de Gérard Bouchard tenant des propos similaires (en anglais) à ceux de la conférence “Pourquoi les nations ont-elles besoin de mythes?”“: http://www.youtube.com/watch?v=PQPtvUFXiWI
2) La rencontre dialogue “Multiculturalisme et mondialisation : Quel avenir pour la communauté francophone de la Colombie-Britannique?”: http://www.youtube.com/watch?v=cZEI274A4OA
3) La nouvelle web du téléjournal de Radio-Canada: http://www.radio-canada.ca/emissions/telejournal_colombie-britannique/2011-2012/Reportage.asp?idDoc=205842