Par Dr Juvénal Barankenguje, Vancouver-Canada: Au début des années soixante, la plupart des États africains ont accédé à l’indépendance après plusieurs décennies de colonisation européenne. Mais il s’est vite posé le problème de carence de cadres nationaux compétents pouvant combler le vide laissé par le départ massif du personnel expatrié – notamment les membres de l’administration coloniale -, qui faisait marcher « la machine de l’État colonial ». En effet, les nouvelles élites dirigeantes ont été vite confrontées à deux types de problèmes très urgents : l’insuffisance de cadres moyens et supérieurs susceptibles d’occuper différents postes administratifs et politiques et l’absence de compétences requises dans différents domaines en vue d’assumer pleinement diverses responsabilités au sein de ces nouveaux États postcoloniaux. Pour faire face à cette situation critique, les nouveaux dirigeants africains ont mis l’accent particulier sur la formation de jeunes dans divers domaines.
Aujourd’hui, après cinquante années d’indépendance des pays africains, il convient de s’interroger objectivement – et à juste titre – sur le rôle qu’ont joué ces élites africaines quant à la promotion du développement socio-économique de leurs nations. En d’autres termes, la question qui mérite d’être posée peut être formulée de la manière suivante : les élites africaines ont-elles réussi à promouvoir le développement socio-économique de leurs pays? En vue de mieux cerner le sujet, nous nous proposons de développer notre réflexion autour de trois points essentiels, à savoir : la définition du concept de l’élite et sa mission primordiale, les diverses responsabilités des élites africaines dans leur rôle de leadership et, enfin, les voies de solutions susceptibles d’impliquer davantage les élites africaines dans le processus du développement intégral de leurs nations.
1. Le concept de l’élite et sa mission primordiale
Le concept de « l’élite », en général, est très souvent utilisé par les média et les chercheurs en sciences humaines et sociales. D’où l’on est en droit de se demander ce qu’il signifie réellement. Il importe de souligner, d’emblée, que plusieurs chercheurs ont tenté de définir différemment cette notion en défendant soit l’unicité de l’élite ou la pluralité des élites d’un pays donné.
Dans son livre « Traité de sociologie générale », Vilfredo Pareto(1), sociologue et économiste italien, définit l’élite « par ses qualités éminentes, par sa supériorité naturelle, psychologique. Elle se compose de tous ceux qui présentent des qualités exceptionnelles ou qui font preuve d’aptitudes éminentes dans leur sphère d’activité».
Un autre chercheur italien du nom de Gaetano Mosca(2) définit, non pas l’élite, mais la pluralité des élites selon la supériorité de leurs compétences dans l’organisation. Ces compétences, selon lui, sont surtout utiles pour gagner le pouvoir dans une société bureaucratique moderne. Néanmoins, sa théorie est plus démocratique que celle de Pareto puisque, dans la conception de Gaetano Mosca, les élites ne sont pas héréditaires. Des individus originaires de toutes les classes peuvent accéder à l'”élite”. Il a aussi adhéré au concept de « la circulation de l’élite » qui est une théorie dialectique de compétition constante entre les élites, avec un groupe d’élite remplaçant un autre à maintes reprises et progressivement. Gaetano Mosca est allé si loin qu’il a construit une théorie complète de l’histoire sur la base des différentes élites dirigeantes.
Le sociologue américain Charles Wright Mills(3), quant à lui, s’est basé sur la société américaine pour développer sa théorie de la pluralité des élites. En effet, il a observé une mobilité sociale considérable entre les différents groupes d’élites et entre les élites de différents domaines : économique et industrielle, politique, militaire, etc.
Dans son livre « L’élite du pouvoir », Mills a savamment abordé la question de la formation ainsi que celle de la domination de l’élite du pouvoir dans la société américaine. A cet effet, il définit l’élite du pouvoir comme étant « l’ensemble des hommes qui prennent toutes les décisions importantes que l’on peut prendre ». L’élite du pouvoir est composée d’hommes qui occupent des «postes-clés» dans les grandes institutions de la société moderne et qui peuvent « prendre des décisions aux conséquences capitales» pour la vie des gens ordinaires.
Comme nous venons de le constater, les réflexions élitistes émises par les trois chercheurs sociologues suivent deux conceptions différentes : une défendant l’unicité de l’élite et l’autre la pluralité des élites. La conception unitaire de la notion de l’élite est défendue par Vilfredo Pareto, tandis que Mosca et Mills sont pour la pluralité des élites. Précisons que les théories élitistes sont apparues au tournant du XXème siècle pour affirmer l’inévitable venue d’élites détentrices du pouvoir.
A la suite de ces différentes définitions, nous pensons – comme le sociologue Mills – qu’il est préférable d’utiliser le terme « les élites » pour souligner sa diversité et sa pluralité. En effet, à travers le monde, nous constatons qu’il existe bel et bien plusieurs catégories d’élites, à savoir : les élites politiques, économiques, intellectuelles, militaires, religieuses, etc. Toutes ces élites se définissent comme étant des personnes ou des groupes de personnes dont l’action est significative pour une collectivité ou un groupe et qui y exercent une influence, soit par le pouvoir ou l’autorité dont ils jouissent, soit par les idées, les sentiments ou les émotions qu’ils expriment ou qu’ils symbolisent.
2. Les diverses responsabilités des élites africaines
A présent, qu’en est-il des élites africaines, à proprement parler? De prime abord, il convient de rappeler que les sociétés africaines actuelles ont subi plusieurs influences extérieures depuis la période coloniale jusqu’à aujourd’hui. Ce qui fait qu’elles sont caractérisées à la fois par des éléments endogènes (la tradition) et des éléments exogènes (la modernité). Précisons, en outre, que lors de l’accession à l’indépendance des pays africains, la plupart des élites traditionnelles – en l’occurrence les rois et les chefs coutumiers – ont été vite remplacées par les élites dites modernes : les jeunes diplômés de l’école occidentale, peu importe leurs origines sociales. Pour ce faire, nous pourrions classer les élites africaines dans six catégories ci-après : les élites politique, économique, intellectuelle, militaire, bureaucratique et traditionnelle.
S’agissant des diverses responsabilités des élites africaines dans leur rôle de leadership, il nous semble évident que celles-ci ont manifesté, à travers les cinq décennies d’indépendance, aussi bien des qualités indéniables que des insuffisances notoires. A cet égard, qu’il nous soit permis de souligner l’une de leurs qualités exceptionnelles : celle d’avoir conduit leurs pays à la souveraineté nationale à laquelle tout le monde aspirait tant. Pour cela, nous pensons que les élites africaines – exclusivement celles de la génération des années soixante – méritent que les populations africaines leur rendent un vibrant hommage pour le rôle d’avant-gardiste qu’elles ont si bien joué pour mettre fin à l’occupation coloniale vieille de plusieurs décennies. Cela est d’autant plus important qu’un certain nombre d’intellectuels africains ont accepté de sacrifier leur vie pour que leurs patries retrouvent la liberté et la dignité qu’elles avaient perdues depuis longtemps. Une autre performance non moins importante dont les élites africaines ont fait preuve est, nous semble-t-il, l’ensemble des décisions politiques et administratives qui ont relativement contribué au mieux-être des populations africaines.
Néanmoins, force est de reconnaître que certaines de ces élites africaines – principalement les autorités politiques et administratives – ont également adopté des comportements et des attitudes qui ont été à l’origine de la misère grandissante et des guerres civiles incessantes sur le continent africain. En effet, parmi les grands maux qui résultent de la mauvaise gouvernance dont souffre actuellement l’Afrique, il convient de citer : la corruption, l’irresponsabilité généralisée des dirigeants, le pillage des ressources nationales par des multinationales occidentales, l’absence d’esprit patriotique chez bon nombre de dirigeants et l’ingérence des puissances étrangères dans les affaires intérieures des États africains.
A cet égard, dans son livre intitulé « … Et demain l’Afrique », Edem Kodjo(4) fait le bilan très critique de vingt-cinq ans d’indépendance. Fort de son expérience de ministre togolais des affaires étrangères puis de Secrétaire Général de l’OUA(5), cet intellectuel africain rêve d’une « autre Afrique », car ce continent noir est, pour lui, une « Afrique calcinée et douloureuse ».
3. Les voies de solutions possibles
Compte tenu de cette situation combien alarmante, il nous paraît plus qu’urgent de réfléchir à des voies de solutions susceptibles de sortir les États africains du sous-développement en ce début du XXIème siècle. Pour cela, il faudrait répondre à la question suivante : quelles stratégies efficaces devrait-on initier aujourd’hui en vue d’impliquer davantage les élites africaines dans le processus du développement intégral de leurs nations? A ce propos, lors de la rencontre-débat du 6 mars 2002 – intitulée : « L’Afrique au début du XXIème siècle : un état des lieux » -, Alioune Sall(6) a présenté à la CADE(7) un exposé, dans lequel il a rappelé le rôle primordial des élites africaines dans ce processus du développement du continent noir.
Concrètement, la stratégie primordiale à adopter serait, à notre avis, le changement des mentalités des Africains par le biais de l’éducation des jeunes basée sur des valeurs morales et patriotiques. Ensuite, deux autres stratégies – qui découlent de la première – seraient la gestion rationnelle du temps et des ressources nationales ainsi que l’accroissement de la productivité dans tous les domaines.
Quoi qu’il en soit, il est un domaine qui n’échappera pas à cette « révolution culturelle et intellectuelle » : c’est celui des rapports entre l’État et la société africaine. Car si l’État africain de la fin du XXème siècle est incontestablement l’héritier de l’État et de l’administration coloniale, il a été adopté, légitimé et réinterprété par les élites africaines en une version autoritaire et patrimoniale, marquée par le culte du chef, la gabegie et le favoritisme. C’est pourquoi ni les élections – telles qu’elles sont organisées actuellement un peu partout en Afrique -, ni le multipartisme, ni l’alternance au pouvoir sans changement de mentalités ne suffiront à installer des institutions stables et démocratiques qui assurent véritablement la participation des populations africaines à la gestion de leurs affaires.
En conclusion, il est indéniable de reconnaître que les élites africaines ont joué un rôle primordial, aussi bien auprès des masses populaires que des instances internationales, dans la lutte pour la souveraineté des États africains. Cet objectif a été atteint non sans beaucoup de sacrifices de la part de ces élites. En réalité, il ne pouvait en être autrement car, dans tous les pays du monde, les élites ont toujours été des éclaireurs, des guides de leurs peuples pour faire sortir leurs pays de l’impasse. Mais, au cours des cinq décennies d’indépendance des pays africains, plusieurs élites dirigeantes ont adopté des comportements et des attitudes irresponsables pour mieux servir leurs intérêts égoïstes au détriment de l’intérêt général. Du coup, le développement socio-économique et la souveraineté des nations africaines ont été compromis pour bien longtemps. C’est pourquoi le changement des mentalités des Africains à travers l’éducation des jeunes, la gestion rationnelle du temps et des ressources nationales ainsi que l’accroissement de la productivité sont, à notre avis, des stratégies primordiales à adopter afin de résoudre tant de problèmes qui assaillent aujourd’hui le continent africain. Et le rôle des intellectuels africains devrait, désormais, être décisif dans l’accomplissement de cette remise en cause. Il est grand temps, enfin, que les populations africaines ne soient plus condamnées à subir continuellement des guerres civiles, des maladies endémiques et la misère chronique à cause du comportement égoïste et criminel de leurs élites dirigeantes.
Références bibliographiques :
1) Pareto, Vilfredo, 1968 : « Traité de sociologie générale », Paris-Genève, Librairie Droz, 1re édition, 1917, 3e tirage français, 1968, 1818 pages.
2) Mosca, Gaetano, 1923 : « Elementi di scienza politica », 2e édition, Turin, Fratelli Bocca Editori, Italie, 528 pages.
3) Mills Wright, Charles, 1969 : « L’élite du pouvoir », Paris, François Maspero, 380 pages.
4) Kodjo, Edem, 1985 : « … Et demain l’Afrique », Paris, Stock, 366 pages.
5) OUA : Organisation de l’Unité Africaine, remplacée par l’Union Africaine.
6) Alioune Sall : sociologue sénégalais et coordonnateur du projet « Futurs africains ».
7) La CADE : Coordination pour l’Afrique de Demain, qui a pour mission d’engager une série de rencontres-débats sur l’Afrique face à la mondialisation.