
La Tradition Orale En Afrique Serait-Elle En Voie De Disparition A L’aube De Ce 21ème Siecle ? Photo source Digital Journal
Par Dr Junvenal Barankenguje : De prime abord, cette question peut paraître choquante pour la grande majorité d’Africains nourris, depuis leur tendre enfance, de la tradition orale transmise de génération en génération. Qu’à cela ne tienne ! En posant cette question, notre objectif est tout simplement d’inviter nos lectrices et lecteurs à s’interroger sur la place réservée actuellement à la tradition orale en Afrique. Il est tout à fait évident que dans ce monde de plus en plus globalisé la culture occidentale – véhiculée essentiellement par les écrits et les média – occupe une place prépondérante, voire envahissante, un peu partout dans le monde. Et l’Afrique – faut-il le souligner ? – n’est pas épargnée par cette « invasion » de la culture occidentale. Tant mieux!, répondraient spontanément certains « partisans » du modernisme pour qui la tradition orale serait le synonyme de l’obscurantisme. D’où la nécessité de nous poser ces deux questions : la tradition orale en Afrique serait-elle encore en vie, « en convalescence » ou en voie de disparition ? Et que faudrait-il faire concrètement pour préserver ce patrimoine culturel hérité des ancêtres? Au cours de cette réflexion, nous allons tenter de répondre à ces deux questions en abordant successivement trois points ci-après : définition et importance de la tradition orale en Afrique, cohabitation entre la culture occidentale et la tradition orale en Afrique et, enfin, avenir des traditions et des cultures africaines.
1. Définition et importance de la tradition orale
Depuis belle lurette, l’Afrique est connue comme étant le continent des traditions orales par opposition au monde occidental (en l’occurrence l’Europe et l’Amérique du nord), caractérisé par la civilisation de l’écrit. Mais alors qu’est-ce qu’on entend par le vocable « tradition orale » ? Avant de répondre à cette question, il s’avère utile de préciser qu’il existe plusieurs définitions très intéressantes de la tradition orale, malgré de multiples nuances qui les distinguent les unes des autres.
Selon A. Raphaël Ndiaye(1), la tradition orale est « la somme des données qu’une société juge essentielles, retient et codifie, principalement sous forme orale, afin d’en faciliter la mémorisation, et dont elle assure la diffusion aux générations présentes et à venir ». D’après cette définition, la tradition orale apparaît donc comme un héritage qui manifeste de nombreuses dimensions de l’homme, dont la raison, l’intelligence et la spiritualité ; sa volonté de demeurer dans la durée, ce qui permet notamment à Claude Lévi Strauss(2) d’affirmer qu’il n’y a pas de peuples enfants, mais que tous sont adultes.
Amadou Hampâté Bâ(3), quant à lui, définit la tradition orale en se basant surtout sur sa fonction principale de transmission à la fois de la culture et des connaissances très diverses aux jeunes générations : « Il est peu de choses dans la tradition africaine, qui soient purement récréatives et gratuites, dépourvue d’une visée éducative ou d’une fonction de transmission de connaissances ». Et, pour souligner la mission primordiale qui incombe aux personnes âgées dans la transmission de la tradition africaine, il ajoute cette phrase, qui est restée très célèbre dans les milieux intellectuels d’Afrique et de l’Occident : « En Afrique, chaque fois qu’un vieillard meurt c’est une bibliothèque qui brûle ».
Par ailleurs, il est connu de tous que la tradition orale africaine (appelée aussi les traditions orales africaines) se caractérise par une grande diversité de genres, dont les plus importants sont : le conte, la fable, le mythe, l’épopée, les proverbes, les devinettes et les énigmes. Tous ces genres littéraires ont pour mission de véhiculer l’ensemble des valeurs culturelles propres au continent africain.
2. Cohabitation entre la culture occidentale et la tradition orale
Il est vrai que la culture occidentale a été introduite en Afrique dès le début de la colonisation européenne par le biais de l’école. En effet, les missionnaires européens et les administrateurs coloniaux ont créé plusieurs écoles et ont mené une campagne d’alphabétisation et de scolarisation auprès des populations africaines (surtout les jeunes et les moins jeunes), principalement à travers ces langues européennes : le français, l’anglais, le portugais et l’espagnol.
Aujourd’hui, cinquante ans après les indépendances africaines, la culture occidentale et la tradition orale cohabitent en Afrique. Cela est une réalité indéniable même si ce continent accuse encore le taux d’alphabétisation le plus faible du monde. Marginalisée à l’époque coloniale, la tradition orale continue, malgré tout, d’être vivante, surtout dans le milieu rural et au sein des familles urbaines très modestes.
Toutefois, l’accès à la modernité par les populations africaines et la place de plus en plus prépondérante qui est faite à l’écriture et aux média, créent un contexte tout à fait nouveau et défavorable à la tradition orale africaine. En effet, ce nouveau contexte remet de plus en plus en cause le dynamisme de la reproduction de la tradition orale et provoque, de ce fait, des ruptures critiques dans sa gestion et sa transmission aux générations présentes et futures.
Ainsi, bon nombre d’Africains d’un certain âge – surtout des parents et des grands-parents – se plaisent à rappeler, non sans amertume, que la tradition orale se meurt, et sans doute ont-ils raison. Outre la toute puissance de l’écrit, elle a d’autres concurrents redoutables parmi lesquels la télévision et l’internet. Et Bernard Dadié(4), prenant le cas du conte, se désole de ce qu’on ne conte plus aujourd’hui puisqu’il manque le courage ou l’envie de tourner le bouton du petit écran. Avant lui et en stigmatisant l’école, outil insidieux pour installer l’oubli et pousser au reniement, Cheikh Hamidou Kane(5) s’interrogeait dans son célèbre roman l’Aventure ambiguë, paru en 1961 : « Ce qu’on apprend vaut-il ce qu’on oublie ? ».
De même, beaucoup d’Africains se posent souvent cette question, et à juste titre : la mondialisation des cultures constitue-t-elle une opportunité pour les traditions et les cultures africaines au plan moral et éthique ou plutôt une source de perversion ? Nombreux sont les intellectuels africains qui pensent que la mondialisation ne peut que contribuer au déclin moral des traditions et des cultures africaines. On pense qu’aux valeurs comme le respect de la vie, la solidarité familiale, la pudeur, la délicatesse de sentiment et l’honneur, la mondialisation ne fait que substituer le mépris de la vie, l’individualisme, l’impudeur, l’esprit matérialiste, la vulgarité, l’infamie, l’opprobre et la honte.
Cette remarque n’est peut-être pas fausse, si l’on considère l’impact d’un outil de communication comme l’internet sur la jeunesse africaine. En effet, aujourd’hui, les jeunes « internautes » africains ne jurent que par la culture occidentale au détriment de la leur. Les visites de plus en plus nombreuses des « cybercafés » des grandes villes africaines et le répertoire des sites les plus prisés, laissent penser que cet outil de communication contribue énormément à la dépravation des mœurs. Et quand on y ajoute la prolifération des antennes paraboliques et des produits publicitaires qui font l’apologie de la culture occidentale, on comprend très vite la menace que constitue la mondialisation de la culture pour les traditions et les cultures africaines auprès de la jeunesse.
3. Avenir des traditions et des cultures africaines
Compte tenu de cette situation, il est grand temps, aujourd’hui, de nous interroger légitimement sur ce que deviennent les traditions africaines et les perspectives qui se dessinent pour elles demain, en particulier en Afrique subsaharienne.
S’il est vrai que « toutes les sociétés humaines ont besoin de recourir à des clôtures symboliques pour exprimer leur particularité et leur différence »(6), en tant qu’ensemble des usages et coutumes qui définissent les peuples et les distinguent les uns des autres, la survie des traditions et des cultures africaines n’est pas dans le repli identitaire, c’est-à-dire dans le renfermement sur elles-mêmes. Il nous semble que c’est plutôt dans l’ouverture à d’autres cultures que se trouvent leurs chances de survie et d’épanouissement. Le contact avec d’autres cultures est, en effet, la seule possibilité pour elles d’améliorer leurs modes de production et de diffusion auprès des générations actuelles et futures.
A cet égard, il importe de souligner l’avènement de ce qu’on a appelé « la révolution FM » en Afrique. En effet, les radios – dites communautaires, libres, privées, selon les appellations convenues – qui diffusent en modulation de fréquence, connaissent aujourd’hui, en Afrique subsaharienne (aussi bien en milieu rural que dans les centres urbains), un développement fulgurant. Ce développement semble devoir s’accentuer dans les années à venir, impulsé par le phénomène de globalisation-mondialisation, qui amène de plus en plus les communautés ethnolinguistiques à l’exigence de la sauvegarde de leur identité, en accordant une attention soutenue à leur patrimoine propre, et quelquefois en se repliant sur celui-ci. L’évolution récente et en cours, montre que la radio peut être un moyen adapté dans cette démarche. Il s’agit là, sans doute, d’une situation bénéfique pour la tradition orale, même si elle ne manque pas d’interpeller sur la nature réelle de la « nouvelle » tradition orale ainsi créée ou impulsée, et sur les nouveaux rôles que les radios peuvent jouer dans la sauvegarde, la conservation, l’exploitation, la diffusion et la reproduction de la tradition orale.
Sur le plan littéraire, le contact avec la culture occidentale a permis aux traditions et aux cultures africaines de bénéficier largement des bienfaits de l’écriture. Depuis plusieurs décennies, bon nombre d’intellectuels africains – écrivains et chercheurs – ont, en effet, procédé à la transcription de plusieurs genres de la tradition orale africaine et celle-ci ne fait que se porter mieux. Ils ont tous essayé de s’inspirer de la culture occidentale pour contribuer à l’enrichissement des cultures africaines à partir des récits de la tradition orale, véhiculée par les dépositaires que sont les griots et les personnes âgées, en général.
Comme on le voit, l’ouverture de l’Afrique à d’autres cultures n’a pas eu que des effets pervers. Les traditions et les cultures africaines y ont gagné et ce gain se mesure, entre autres, sur les plans de la production, de la diffusion et de la conservation. Les intellectuels africains en collaboration avec les décideurs politiques devraient alors réunir tous les moyens nécessaires pour rendre accessibles les traditions et les cultures africaines chez eux et sur les autres continents, en utilisant les mêmes canaux de production et de diffusion.
En conclusion, les Africains ont le devoir de préserver leur patrimoine culturel et de le transmettre aux générations actuelles et futures. Pour cela, nous pensons que l’ouverture culturelle, au-delà de ses conséquences regrettables, constitue un enrichissement indéniable. D’où il ne faudrait pas voir l’apport de la culture occidentale sous le seul aspect de la déstructuration socioculturelle des traditions et des cultures africaines. Il faudrait plutôt y voir une invite aux Africains à envisager « la culture non comme un acquis, mais comme un projet qui se réalise avec d’autres peuples, engagés dans une histoire toujours en projet »(7). C’est aussi par le contact avec d’autres cultures que les cultures africaines apprennent progressivement à se conformer aux valeurs universelles des droits de l’homme. De ce point de vue, la rencontre des cultures occidentale et africaines mériterait d’être envisagée et réalisée, comme l’a si bien dit Senghor(8), comme étant « le rendez-vous du donner et du recevoir ».
Références bibliographiques :
1) Ndiaye, A. Raphaël (ethnolinguiste sénégalais) : « La tradition orale : de la collecte à la numérisation », Congrès de l’IFLA, Bangkok, Thaïlande, du 20 au 28 août 1999.
2) Lévi-Strauss, C., anthropologue et ethnologue français (1908-2009), qui s’est consacré sur l’étude des mythes, en particulier sur la mythologie amérindienne (Brésil).
3) Hampâté Bâ, A., écrivain et ethnologue malien (1900-1991), qui s’est consacré sur la collecte et sur l’étude des traditions orales d’Afrique de l’Ouest.
4) Dadié, B., écrivain et homme politique ivoirien, qui a publié plusieurs œuvres du champ de la nouvelle, du roman, de la poésie, du théâtre et de l’essai.
5) Kane, Cheikh H., écrivain sénégalais et auteur du roman très célèbre : L’aventure ambiguë.
6) Laidi, Z. (politologue français) : « La mondialisation comme phénoménologie du monde », in Projet, n° 261, mars 2000, p. 48.
7) Poucouta, P. (abbé et professeur camerounais de théologie) : « Afrique, quelles alternatives à la mondialisation ? », in Spiritus, n° 166, mars 2002, p. 46.
8) Senghor, L. S., écrivain et homme politique sénégalais (1906-2001).
A propos de l’auteur : Dr. Juvénal Barankenguje est chercheur à la Faculté d’Éducation de l’Université Simon Fraser. Il est également enseignant de français langue seconde depuis plusieurs années. De plus, il a toujours été à la fois actif et bénévole dans des organisations à but non lucratif. Notamment Le Repère Francophone dont il est le Vice-président et Co-fondateur. Il peut-être joint au bajuvenal@lerepere.ca ou www.lerepere.ca.