(Première partie)
Par Juvénal Barankenguje, PhD : Dans l’histoire de tous les peuples, nous assistons de façon presque cyclique à une succession de deux grandes périodes : celle de paix relative et celle marquée par des crises sociales occasionnant souvent des pertes matérielles et en vies humaines. Mais soulignons que certaines crises sociales sont si profondes qu’elles compromettent pour longtemps la cohabitation pacifique entre différentes composantes d’une société donnée. C’est le cas notamment des conflits ayant causé des violations massives des droits de l’Homme, dont certaines sont qualifiées de génocides. A cet égard, depuis bientôt une décennie, la communauté internationale a proposé aux Etats en crise ou en sortie de crise « la justice transitionnelle » comme voie privilégiée permettant de surmonter les divers traumatismes subis par les victimes, d’une part, et de bâtir progressivement une société réconciliée et prospère, d’autre part. Pour ce faire, il convient de nous poser trois questions qui nous paraissent essentielles, à savoir : en quoi consistent la justice transitionnelle et ses diverses institutions? De quelle manière est-elle appliquée par les sociétés post-conflit en quête de l’harmonie sociale et de la consolidation de l’État de droit? Et, enfin, quels seraient les défis majeurs auxquels cette justice est souvent confrontée afin d’atteindre ses objectifs? Dans cette première partie de l’article, nous tenterons de répondre à la première question en vue de partager notre réflexion avec nos lectrices et lecteurs.
La justice transitionnelle et ses institutions
D’emblée, il est tout à fait légitime de s’interroger sur la notion du concept de « justice transitionnelle », qui, précisons-le, est loin de faire l’unanimité en doctrine ou au sein des organisations internationales. Toutefois, un certain nombre de principes forts guidant l’exercice de la justice en période de transition semblent, aujourd’hui, émerger et recueillir une certaine adhésion de la communauté internationale.
Pour cela, il nous a paru important de retenir la définition consignée dans le Rapport du Secrétaire général des Nations-Unies(1), présenté en 2004 devant le Conseil de sécurité. D’après ledit Rapport, la justice transitionnelle est « l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation. »
D’après cette définition, la justice transitionnelle a pour but d’affronter le legs d’exactions graves en vue de prévenir une réémergence des conflits, d’éviter l’impunité et de soutenir le rétablissement de l’Etat de droit et la réconciliation nationale.
Il convient de préciser, en outre, que la justice transitionnelle est juridiquement composée de quatre dimensions(2) ci-après :
– la dimension pénale : elle concerne les procès à l’encontre des individus responsables des violations des droits de l’Homme (tribunal pénal international, processus de justice traditionnelle, etc.) ;
– la dimension reconstructive : elle comprend les commémorations et les révélations publiques des faits tragiques (Commissions Vérité et Réconciliation, ouverture des archives, programmes d’aide et d’écoute aux victimes, excuses publiques, musées et monuments, éducation, etc.) ;
– la dimension socio-économique : elle consiste en une série de mesures de réparations financières ou de compensations pour les victimes, de redistribution, de discrimination positive et de programmes de développement social ;
– la dimension administrative : elle renvoie à des réformes des institutions et des systèmes de sécurité, au désarmement, à la démobilisation et à la réintégration des anciens combattants dans la société civile.
Par ailleurs, la justice transitionnelle est dotée d’institutions chargées de mener à terme les différents objectifs qu’elle s’est assignés. Il s’agit en effet de la Commission Vérité, Réconciliation et justice, du Tribunal Pénal Spécial et des Mécanismes Traditionnels de Régulation et de résolution des conflits.
La Commission vérité, réconciliation et justice
Cette institution a le pouvoir de recueillir toute observation qu’elle considère utile à ses buts, de toute origine que ce soit, y compris des autorités gouvernementales. Elle peut visiter tous les lieux et institutions, et exiger toute information. Elle peut user d’auditions individuelles, de groupes ou de membres d’organisation, et peut choisir de le faire à huis clos. Elle peut exiger des déclarations sous serment. Quoi qu’il en soit, chaque information peut être donnée confidentiellement, et la Commission n’a pas à révéler les informations confidentielles.
Il y a, toutefois, des limites au pouvoir de la Commission. Elle ne peut pas sanctionner les auteurs de violences. Mais elle peut seulement proposer des réformes et autres mesures (celles d’ordre légal, politique, administratif, etc.) nécessaires à la poursuite de sa mission. C’est donc un lieu où chacun raconte ce dont il a été témoin : victime ou bourreau.
Cette Commission est un outil important de la justice transitionnelle parce que cacher la vérité peut être préjudiciable au processus de guérison et de réconciliation. C’est ainsi qu’en Afrique du Sud cette Commission, créée en 1993, a proclamé l’amnistie à tous ceux qui reconnaîtraient toutes leurs exactions commises pendant le régime d’apartheid(3).
Le Tribunal Pénal Spécial
Cette institution a le pouvoir de punir les auteurs de violences. En effet, elle a pour mission de rechercher et de poursuivre les principaux responsables des graves violations du droit humanitaire international.
Etant donné qu’il ne peut pas y avoir de paix sans justice, certains pays ont eu recours au Tribunal Pénal Spécial pour juger les principaux responsables des violences et des violations massives des droits humains. A cet égard, le cas de la Sierra Leone en est éloquent. Créé par la résolution 1315 du Code de Sécurité, ce Tribunal avait pour mandat de poursuivre « les personnes qui s’avèreraient porter les plus grandes responsabilités dans les graves violations du droit humanitaire international et de la loi de Sierra Leone, commises au Sierra Leone depuis le 30 novembre 1996. »(4)
Les Mécanismes Traditionnels de Régulation
Outre la Commission vérité et réconciliation et le Tribunal Pénal Spécial, la justice transitionnelle accorde une grande importance à l’institution dénommée : « les Mécanismes Traditionnels de Régulation et de résolution des conflits ».
Pour le cas de l’Afrique, le recours à ces mécanismes a permis, semble-t-il, aux populations meurtries par des crises sociales profondes de surmonter progressivement les blessures et les souffrances de toutes sortes, d’une part, et d’œuvrer pour la paix et la réconciliation nationale, d’autre part. En effet, « les traditions sociales et cultures africaines sont marquées, dans beaucoup de systèmes politiques, par l’importance des approches participatives et consensuelles dans le traitement des questions d’intérêt collectif. »(5)
Pour ce faire, ces acquis mériteraient d’être mis en exergue dans un contexte de la consolidation de la paix et de la bonne gouvernance dans les sociétés post-conflit. A cet égard, il nous paraît indispensable d’impliquer fortement tous les acteurs locaux, en l’occurrence les chefs coutumiers, les femmes, les jeunes et les ONG.
(A suivre)
Références bibliographiques :
1) Rapport du Secrétaire général des Nations-Unies devant le Conseil de sécurité : «Rétablissement de l’Etat de droit et administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit », Doc. S/2004/616, 2
août 2004, p. 7, parag. 8.
2) Colloque international du 9 et 10 mars 2012 : « La ‘justice transitionnelle’ : un paradigme de justice pour les transitions démocratiques ? » Université de Paris-Sorbonne, France.
3) Wauthier C. : « Vérité et réconciliation en Afrique du Sud. », Paris, janvier 2005, in journal Le Monde diplomatique.
4) Adenuga, M. : « Amnistie sans amnésie : Le dispositif d’amnistie de l’accord de Lomé et ses effets sur le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone », Colloque sur la justice internationale, Paris, 6 déc. 2007, revue Mouvements 1/2008 (n° 53).
5) Compte rendu de l’atelier organisé par le Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest/OCDE : « Initiative de valorisation des capacités africaines endogènes dans la gouvernance et la prévention des conflits ». Conakry, Guinée, du 08 mars au 11 mars 2005, p.11.
A propos de l’auteur : Dr. Juvénal Barankenguje est spécialiste en didactique du français langue seconde. Il est actuellement professeur de français à l’Alliance Française d’Ottawa. De 2009 à 2012, il a été professeur et chercheur à Vancouver à la Faculté d’Éducation de l’Université Simon Fraser. De plus, il a toujours été à la fois actif et bénévole dans des associations à but non lucratif. Notamment Le Repère Francophone dont il est le vice-président et co-fondateur. Il peut-être joint au bajuvenal@lerepere.ca ou www.lerepere.ca.