Dans son discours à l’Assemblée générale de l’ONU de 2024, Netanyahou a souligné qu’Israël ne se contentait pas de défendre sa propre sécurité, mais combattait en première ligne pour la préservation des principes démocratiques occidentaux.
Netanyahou a déclaré : « Ce n’est pas seulement notre guerre. C’est votre guerre… une guerre pour l’avenir de la civilisation. »
Benjamin Netanyahou lie le sort d’Israël à celui des pays occidentaux en présentant le conflit en cours au Moyen-Orient, en particulier avec l’Iran et ses satellites, comme faisant partie d’une lutte plus large entre les valeurs démocratiques et les forces du chaos.
Tout comme le premier ministre israélien, de nombreux journalistes, intellectuels et politiciens présentent le conflit entre Israël et le Hamas comme un conflit de civilisation et l’État hébreu comme la première ligne de défense de la civilisation judéo-chrétienne.
S’il est évident que les affinités des pays musulmans et celles des pays occidentaux s’opposent, le choc des civilisations met en scène des blocs culturels formés d’entités gouvernementales seules décisionnaires politiquement et militairement.
Peut-on parler de choc de civilisation dans le conflit entre Israël et le Hamas quand, en avril 2024, l’Arabie saoudite, les Émirats Arabes Unis et la Jordanie ont contribué à défendre Israël contre les attaques de missiles et de drones de l’Iran ?
Les éléments qui, par le passé, ont clairement poussé des blocs civilisationnels à s’affronter sont-ils aujourd’hui réunis?
Les civilisations dans le monde huntingtonien
Au début du XXème siècle, les conflits sont nombreux et les regroupements se font autour d’alliances, notamment dans le but d’isoler les concurrents. Ainsi, en Europe, l’Allemagne s’est alliée à l’Autriche-Hongrie dans le but d’isoler la France tandis que l’Angleterre formait une alliance avec la France et la Russie pour contrer la progression allemande. Ces deux blocs s’affrontent entre 1914 et 1918.
Trente ans plus tard, au moment de la guerre froide, les nations européennes sont réparties en trois blocs : occidental et capitaliste, soviétique et communiste, et enfin les non-alignés. Le politologue et universitaire Samuel Huntington marque la fin de la guerre froide comme un moment de bascule dans les relations internationales. En 1993, il affirme dans le magazine de géopolitique Foreign Affairs, dans un article intitulé The Clash of Civilizations? : “Les conflits du futur se produiront le long des lignes de fracture culturelles qui séparent les civilisations”. Huntington pose là le fondement de sa pensée géopolitique et sa conception des civilisations et en 1996 est publié son livre ayant le même titre que son article de 1993.
Notons qu’avant Samuel Huntington, la question des civilisations fut posée par des historiens prestigieux tels que Arnold Toynbee et Oswald Spengler. Et surtout Bernard Lewis dont l’article The Roots of Muslim Rage (Les racines de la colère musulmane), duquel a été tiré le terme Clash of Civilizations (“Le Choc des civilisations”).
Selon Huntington, les civilisations représentent le regroupement culturel le plus élevé et le plus vaste chez les êtres humains. Huntington explique que les civilisations sont définies par des points culturels communs tels que la religion, la langue, les valeurs et les us et coutumes. Ces identités civilisationnelles transcendent l’État-nation et jouent un rôle primordial dans la formation des croyances et des valeurs auxquelles les individus portent allégeance.
Il a identifié huit grandes civilisations dans le monde moderne : occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindoue, slave-orthodoxe, latino-américaine et africaine. Cette classification est un aspect primordial de l’analyse de Huntington et sans doute celle qui fait le plus polémique.
Il est très rarement mentionné que de nombreuses civilisations classifient le monde selon leurs propres critères. Jadis, dans l’histoire de l’Islam, les caliphats et empires divisaient le monde entre Dar al-Islam, Dar al-‘Ahd et Dar al-Harb, c’est-à-dire les territoires islalmiques, les territoires qui ont un traité de non-agression avec les musulmans et les territoires qui n’ont pas de traité de non-agression avec les musulmans. Notons cependant que depuis le milieu du XXème siècle, ces termes sont désuets et les nations arabo-musulmanes n’utilisent plus le terme.
Islam, Occident et Israël
Dans Le Choc des civilisations, Huntington analyse sous plusieurs angles les relations entre le monde islamique et le monde occidental. La civilisation islamique comprend principalement des pays où l’islam est la religion majoritaire, souvent avec des systèmes politiques influencés par les traditions islamiques. Ces pays sont répartis entre le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, l’Asie centrale et certaines parties de l’Asie du Sud et du Sud-Est et regroupent environ 28 pays principaux.
De son côté, la civilisation occidentale regroupe entre 25 et 30 pays. Elle se compose principalement des pays d’Europe occidentale, d’Amérique du Nord et d’Océanie. Ils sont souvent caractérisés par des systèmes politiques basés sur la démocratie libérale, l’économie de marché et une culture héritée du christianisme, de la Renaissance et des Lumières.
Dans sa classification des civilisations, la place d’Israël est assez particulière, tel que l’explique Huntington :
Qu’en est-il de la civilisation juive ? La plupart des spécialistes de la civilisation la mentionnent à peine. En termes de population, le judaïsme n’est clairement pas une civilisation majeure. Toynbee la décrit comme une civilisation interrompue qui a évolué à partir de l’ancienne civilisation syro-araméenne. Elle est historiquement affiliée à la fois au christianisme et à l’islam, et pendant plusieurs siècles, les Juifs ont maintenu leur identité culturelle au sein des civilisations occidentale, orthodoxe et islamique. Avec la création d’Israël, les Juifs possèdent désormais tous les attributs objectifs d’une civilisation : religion, langue, coutumes, littérature, institutions, et un foyer territorial et politique. Mais qu’en est-il de l’identification subjective ? Les Juifs vivant dans d’autres cultures se répartissent le long d’un continuum allant de l’identification totale avec le judaïsme et Israël à un judaïsme nominal et une identification complète avec la civilisation au sein de laquelle ils résident, cette dernière se produisant principalement chez les Juifs vivant en Occident.
Pour Samuel Huntington, Israël n’appartient pas pleinement à l’une de ses civilisations principales, mais occupe plutôt une position distincte en raison de ses attributs culturels, historiques et religieux uniques. Huntington considère Israël comme faisant partie de la civilisation occidentale sur certains aspects, tels que ses alliances politiques et économiques avec des pays occidentaux comme les États-Unis, mais demeurant distincte en raison de son identité culturelle et religieuse ancrée dans le judaïsme.
Critiques de Huntington
Il est notamment reproché à Huntington de présenter les civilisations de manière figée sans tenir compte du fait qu’elles ont tendance à se chevaucher, que l’appartenance à la civilisation est la source prédominante dans le comportement des nations.
Le défunt universitaire et professeur Edward Saïd fut son critique le plus pugnace. Dans son adresse The Myth of ‘Clash of Civilizations’ à l’Université du Massachusetts à Amherst, il explique sa critique de Huntington.
Selon Saïd, Huntington a repris de Bernard Lewis, dans un réflexe orientaliste, la notion selon laquelle les civilisations sont monolithiques et homogènes. Il déclare que pour Huntington, l’islam, le confucianisme, l’hindouisme et les autres civilisations sont séparés les uns des autres et potentiellement en conflit. Ainsi son but ne serait pas de fournir un corpus pour les réconcilier mais plutôt de gérer les conflits en préservant les intérêts de l’Occident. Saïd explique que Huntington est plus un responsable de la gestion de crise et non un spécialiste ou érudit des cultures. Il le qualifie de surcroît de polémiste.
Je remarque que les écrits et la pensée de Huntington sont très souvent l’objet de raccourcis ou de caricatures. Dans son analyse initiale du choc des civilisations, il déclare :
Les individus ont des niveaux d’identité : un habitant de Rome peut se définir avec plus ou moins d’intensité comme Romain, Italien, Catholique, Chrétien, Européen, Occidental. La civilisation à laquelle il appartient constitue le niveau d’identification le plus large auquel il s’identifie intensément. Les individus peuvent redéfinir leurs identités et, par conséquent, la composition et les frontières des civilisations changent. Extrait
On peut aussi appliquer cette vision aux États-nations. L’appartenance d’une nation à une civilisation donnée est tout simplement une appartenance à l‘identification la plus large. L’Italie est sans aucun doute un pays appartenant à la civilisation occidentale mais son européanité ou encore sa méditerranéité guide la manière dont elle se comporte dans le monde
Il explique par ailleurs les complexités de civilisations:
Les civilisations se mélangent et se chevauchent, et peuvent inclure des sous-civilisations. La civilisation occidentale a deux variantes principales, européenne et nord-américaine, et l’islam a ses sous-divisions arabe, turque et malaise. Les civilisations sont néanmoins des entités significatives, et même si les frontières entre elles sont rarement nettes, elles sont réelles. Les civilisations sont dynamiques ; elles s’élèvent et déclinent ; elles se divisent et fusionnent. Et, comme le sait tout étudiant en histoire, les civilisations disparaissent et sont enfouies dans les sables du temps. Extrait
Ainsi, Huntington ne fait pas abstraction de la complexité des civilisations. Il est évident qu’une civilisation peut être composée de groupes hétérogènes marqués par des influences d’autre contrées. Mais elles ont des trames communes qu’il peut être problématique d’ignorer.
Le positionnement des civilisations sur la guerre Israël-Hamas
Essayons de disséquer le positionnement des deux civilisations sur la guerre entre Israël et le Hamas. Celui-ci se place sur deux niveaux :l’opinion publique et les prises de position des gouvernements.
Du côté de la civilisation islamique, si de nombreuses manifestations populaires ont eu lieu dans plusieurs pays en soutien aux Palestiniens, notons que parmi les 28 pays que Samuel Huntington classe dans la civilisation islamique, la République Islamique d’Iran est la seule nation à avoir lancé des missiles et des drones vers Israël. Ceci à deux reprises, en avril et octobre. Aucun autre pays à majorité musulmane n’a officiellement déployé son armée pour attaquer directement Israël depuis le début du conflit.
Si l’engagement militaire ne concerne de manière sporadique qu’un seul pays musulman, ils seraient deux, en l’occurrence l’Iran et le Qatar, à apporter une aide financière aux groupes armés. D’après le Département d’État américain, ces deux pays jouent les rôles les plus importants dans le soutien financier de l’organisation.
Du côté de la civilisation occidentale, aucune nation n’a déployé son armée pour combattre directement le Hamas, les militants houthis ou le Hezbollah. Sur le plan public, de nombreuses villes européennes et américaines furent le théâtre de manifestations pro-palestiniennes et pro-israéliennes.
Pour ce qui est des soutiens financiers, les États-Unis sont le principal bailleur de fonds des Forces de défense israéliennes, fournissant des milliards de dollars d’aide militaire chaque année.
D’après Associated Press, depuis le 7 octobre 2023, les États-Unis ont fourni au moins 17,9 milliards de dollars d’aide militaire à Israël. Ce chiffre comprend le financement militaire direct, les ventes d’armes et plus de 4,4 milliards de dollars d’équipements provenant des stocks américains.
Quant aux nations européennes, elles ne fournissent pas d’aide militaire directe comme les États-Unis, cependant des pays comme la France, l’Allemagne, le Royaume Uni ou encore l’Italie offrent leur coopération en matière de défense. De plus, les ventes d’armes et les partenariats technologiques sont des formes de soutien à l’armée israélienne.
Par ailleurs, sur le plan diplomatique, les accords d’Abraham de 2020 ont normalisé les relations entre Israël et quatre pays arabo-musulmans : les Émirats Arabe Unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan. Ces accords n’ont été remis en cause par aucun des quatres pays et sont toujours en place.
Examinons aussi le cas de l’Indonésie. Un pays très souvent oublié en matière de relations internationales et qui pourtant possède la plus forte majorité musulmane au monde. Depuis le 7 Octobre 2023, le gouvernement indonésien s’est employé à mobiliser le soutien international en faveur des droits des Palestiniens, en soulignant l’urgence de l’aide humanitaire et en soutenant la solution à deux États comme approche à long terme de la paix dans la région.
Soulignons que l’implication de l’Indonésie dans ce conflit ne va pas au-delà des condamnations, comme c’est le cas pour bien d’autres nations. L’historien John Mearsheimer explique pourquoi.
Il souligne l’existence d’une entité territoriale appelée le Grand Israël, qui comprend l’État d’Israël créé en 1948 plus les deux territoires de Gaza et la Cisjordanie qui ont été acquis lors de la guerre de 1967. Cette dislocation territoriale est, selon Mearsheimer, la racine du conflit entre Israël et le Hamas, le Hezbollah et les Houthis. Mearsheimer en conclut que ce qui se passe aujourd’hui à Gaza et en Cisjordanie est fondamentalement une guerre civile entre les Juifs israéliens et les Palestiniens.
Certes les protagonistes s’associent à des civilisations différentes et utilisent leur religion comme un étendard mais cela ne change pas les racines du conflit.
Conclusion
Arnold Toynbee nous a appris à aller au-delà des histoires nationales et à analyser l’histoire de ces 5000 dernières années sous un prisme civilisationnel. Effectivement les civilisations se sont confrontées. Cependant le choc des civilisations de Samuel Huntington ne peut ignorer l’importance des entités politico-nationales. De ce point de vue, aire du combat de groupes armées terroristes la pointe avancée de la civilisation islamique et d’Israël la pointe avancée de la civilisation occidentale n’est pas pertinent.
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