Devant la complexité et les contradictions de l’Histoire, certains éléments de notre patrimoine culturel sont simplement gommés.
Dans la toute première scène de son Livre du rire et de l’oubli, Milan Kundera dessine un Prague des années 40, où, sur le balcon d’un palais, le chef du Parti communiste, Klement Gottwald, s’adresse à la foule. C’est l’hiver et un autre haut fonctionnaire du parti, Vladimir Clementis, enlève sa toque pour la placer sur la tête de Gottwald dans le but de le préserver du froid. Des photographies du discours ont été largement diffusées dans toute la Tchécoslovaquie. Pourtant, quatre ans plus tard, Clementis est dénoncé comme traître et exécuté… et dans la tradition soviétique, la photographie emblématique est retouchée à l’aérographe.
Suscitant terreur et effroi, des auteurs tels que Milan Kundera ou Alexandre Soljenitsyne ont dressé un portrait du communisme vu de l’intérieur, en faisant alterner scènes du quotidien et moments historiques. Que ce soit en Tchécoslovaquie pour Kundera ou en Russie pour Soljenitsyne, l’effacement était vu comme une composante nécessaire pour contrôler et orienter les mentalités collectives. À propos de Clementis, Kundera écrit : « La section de propagande le fit immédiatement disparaître de l’Histoire et, bien entendu, de toutes les photographies. Depuis, Gottwald est seul sur le balcon. Là où il y avait Clementis, il n’y a plus que le mur vide du palais. De Clementis, il n’est resté que la toque de fourrure sur la tête de Gottwald ».
Quittons le Prague de 1948 pour revenir en 2021, en un temps où se pose à nouveau la question de la culture de l’effacement dans bon nombre de pays occidentaux. Certes, elle s’applique aujourd’hui à un registre différent mais tout aussi terrifiant.
Quelle menace pèse sur le patrimoine culturel et historique ?
Pour l’Unesco, l’éventail du patrimoine culturel est vaste. Il désigne, entre autres, « les monuments : œuvres architecturales, de sculpture ou de peinture monumentales, éléments ou structures de caractère archéologique, inscriptions, grottes et groupes d’éléments qui ont une valeur et un intérêt exceptionnels, ou « des groupes de bâtiments: groupes de constructions isolées ou réunies, qui, en raison de leur architecture, de leur unité ou de leur intégration dans le paysage, ont une valeur et un intérêt exceptionnels », ou encore « les sites : œuvres de l’homme ou œuvres conjuguées de l’homme et de la nature, et les zones comprenant les sites archéologiques, qui sont d’une valeur et d’une importance exceptionnelles ».
Au cours des dernières années, de vives polémiques ont fait rage au sujet des effigies monumentales de certains personnages historiques. Celles-ci débutèrent probablement en 2016, avec le débat portant sur la statue du général Robert E. Lee, située à Charlottesville en Virginie, première d’une longue liste de statues menacées de destruction en Occident.
Au fil du temps, les nations ont toujours révisé leur patrimoine culturel et historique. Ces rectifications renforcent l’imaginaire social et le capital culturel d’une nation. Néanmoins, la méthode de l’effacement n’est pas sans poser de sérieux problèmes éthiques.
Le 18 octobre 2021, la commission de l’aménagement public de la ville de New York s’est réunie et a approuvé à l’unanimité le retrait de la statue du président Thomas Jefferson de la chambre du conseil. Sculptée en 1833, celle-ci réside dans cette chambre depuis 1915. Au moment de l’annonce du retrait de la statue, Adrienne Adams membre du Conseil municipal de la ville de New York, a déclaré : « Thomas Jefferson était un esclavagiste qui possédait plus de 600 êtres humains, cela me met profondément mal à l’aise de savoir que nous sommes assis en présence d’une statue qui rend hommage à un esclavagiste croyant fondamentalement que les personnes de mon genre étaient intrinsèquement inférieures, manquaient d’intelligence et n’étaient pas digne de liberté ou de droits. » Cette déclaration, d’une démagogie confondante, reflète parfaitement la déconstruction du patrimoine matériel par la méthode communiste de l’effacement. Mme Adams et ses semblables idéologiques, en l’occurrence les antiracistes victimaires, sont les dignes héritiers des communistes tchécoslovaques des années 50 et 60. Seulement là ou Klement Gottwald et lesdits communistes gommaient de l’espace public des personnages qu’ils considéraient comme des traîtres, les antiracistes victimaires ont recours au chantage affectif, déterminés à régler leurs comptes avec certaines périodes et personnalités de l’Histoire. Et ils le font à la perfection.
Le parti pris de l’effacement a pour effet de polariser et diviser. Malheureusement, il se diffuse dans une multitude de pays. John A. MacDonald et Egerton Ryerson au Canada, Edward Colston et Robert Clayton au Royaume-Uni ou encore Victor Schœlcher en France reçurent le même traitement que Jefferson.
Un deuxième cas très intéressant, qui a eu lieu en France cette fois-ci, mérite qu’on s’y attarde. En septembre 2020, la mairie de Rouen a annoncé le projet de retirer la statue de Napoléon Bonaparte de l’Hôtel de ville et de la remplacer par une statue ou une œuvre d’art dédiée à la mémoire de l’avocate féministe et femme politique franco-tunisienne Gisèle Halimi. Le maire annonça son intention de déplacer la statue de l’empereur vers une partie de la ville beaucoup moins fréquentée. Il lança une consultation citoyenne pour obtenir l’approbation des habitants de sa ville et en décembre 2021, 68% des votants se sont déclarés pour le maintien de la statue de l’empereur à l’Hôtel de ville.
L’idéologie de la déconstruction trouve sa source chez les grands déconstructeurs que Paul Ricœur appelait les philosophes du soupçon. Parmi ceux-ci l’on trouve Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud. Déjà évoqué par Martin Heidegger, le terme de « déconstruction » lui-même fut popularisé aux États-Unis dans les années 70 par le philosophe Français Jacques Derrida. Ce dernier explique dans le livre De la grammatologie la nécessité de déconstruire toutes les illusions de la métaphysique. La déconstruction selon Derrida doit s’opérer dans plusieurs domaines, notamment celui de la domination masculine, la rentabilité capitalistique, l’hégémonie occidentale et la nation.
L’effacement du patrimoine culturel et historique illustre cette dernière catégorie : la déconstruction de la nation. Selon Derrida, la nation ne se définit pas à partir de son histoire et de sa généalogie, mais par la mission qu’elle se fixe. Cette idée est très populaire dans certains milieux intellectuels mais fortement critiquée au sein de la population.
L’exemple de l’Hôtel de ville de Rouen montre une fois de plus le décalage entre les milieux politico-médiatiques et le peuple. Les habitants de la ville de Rouen –ou du moins ceux qui se sont exprimés– se placent ici en porte-à-faux face aux réflexes révisionnistes visant à effacer le patrimoine culturel de leur ville.
Que ce soit pour Jefferson à New York ou Bonaparte à Rouen, ces actions sont profondément politiques et comme toutes actions politiques, elles s’appuient sur une idéologie. À ce sujet, le journaliste et homme politique Antonio Gramsci disait dans ses thèses sur le front culturel : « D’abord vient la conquête idéologique, ensuite vient l’action politique. »
Anachronisme et mort de la contextualisation : comment arrive-t-on au contresens historique ?
La déconstruction du patrimoine nous interroge aussi sur la relation que nous avons avec l’histoire. Quelle importance accorde-t-on à la réflexion et à la chronologie historique ?
À notre époque, l’Histoire est devenue un gros mot. Nous pouvons clairement nous rendre à l’évidence que la contextualisation est morte, que la chronologie n’est plus enseignée et surtout que l’anachronisme est devenu banalité dans les analyses et considérations historiques.
Selon l’historienne Jacqueline Chabbi, la méthodologie sur laquelle s’appuie la compréhension de l’Histoire s’appuie sur trois éléments : un moment, un lieu et un groupe humain. Ce trépied est fondamental car il nous force à déterminer l’époque que nous voulons comprendre, le contexte géographique qui nous intéresse et les individus que nous essayons de cerner et d’étudier. La réalité historique nous échappe du moment où l’on apporte un jugement moral a ce triptyque.
Traiter du passé, c’est s’y immerger à travers les archives et sources diverses qu’il fournit. Il s’agit de se mettre en situation de penser comme pensaient les hommes et femmes de l’époque. Or, que remarque-t-on aujourd’hui ? Toute une minorité d’activistes antiracistes projetant sur le passé leurs connaissances, leur relation au monde, leurs valeurs et leurs aversions. Dès qu’ils constatent un décalage entre leurs valeurs et les mœurs du passé, leur premier réflexe est de porter un jugement moral. Mais faire de l’histoire et analyser les personnages historiques consiste à se mettre à l’écart de ses propres valeurs, de ce en quoi l’on croit, pour examiner en dehors de nous ce en quoi croyaient les gens du passé. Le processus n’est pas évident et à certains égards il est assez contre-intuitif. Le réflexe premier est de s’identifier à ceux que l’on observe. Mais cette identification entraîne un non-sens historique et un mélange des époques.
Pour ceux d’entre nous qui entretiennent une relation passionnelle avec l’Histoire, étudier le sujet revient à essayer de comprendre qui étaient les hommes du passé en relation à la fois avec leur période et leurs concitoyens. Pourtant, nombreux sont ceux aujourd’hui à prétendre comprendre les hommes du passé en fonction de notre contexte actuel et face à nous. Ceci crée de graves erreurs de perspective historique.
La conséquence d’un tel traitement de l’Histoire, c’est qu’on en arrive à haïr certaines périodes historiques. Les personnages qui y correspondent n’ont aucune chance de préserver leur place dans le patrimoine culturel de leur nation.
Arrogante, farcie de certitudes, notre époque se place sur un piédestal pour juger moralement ceux qui ont vécu avant nous. Cette manie de vouloir juger et expliquer le monde d’hier à partir de la vision contemporaine illustre notre incapacité à penser en dehors de nous-mêmes. « Si on se situe dans une optique de connaissances, il faut apprendre à penser et notamment à penser contre soi-même », indique Jacqueline Chabbi. En clair, le terrain historique implique un minimum de modestie.
La complexité humaine a-t-elle sa place dans le patrimoine culturel ?
Thomas Jefferson est l’un des fils rouges de cette article. Dans le documentaire Thomas Jefferson de Ken Burns, l’historien John Hope Franklin décrivait le troisième président des États-Unis de la manière suivante : « Malheureusement, et tragiquement, je dirais que dans un sens Thomas Jefferson personnifie les États-Unis et leur histoire. C’était un homme qui se voyait comme un esprit des lumières. C’était un scientifique, un humaniste et il savait ce qu’il disait quand il a déclaré que tous les hommes sont créés égaux et cela ne peut tout simplement pas être concilié avec l’institution de l’esclavage. » Cette déclaration, d’une grande lucidité, m’a fascinée, tout comme les constantes tergiversations entre inspirations philosophiques et manœuvres politiciennes de Jefferson. L’historien Jon Meacham a écrit une brillante biographie intitulée Thomas Jefferson : The Art of Power. Je recommande ce livre a tous ceux qui s’interrogent sur la vie et les contradictions de cet homme. A certains égards, Jefferson me fait penser à l’empereur romain Marc Aurèle. Le fameux « empereur-philosophe » faisait la guerre le jour et écrivait ses réflexions le soir. Réflexions qui deviendront les plus beaux écrits dans la philosophie stoïcienne.
Au-delà de Marc Aurèle et Thomas Jefferson, le mélange entre vices et vertus est à la base de l’âme humaine. Notre patrimoine culturel ne devrait-il pas refléter cette complexité ? Ne devrait-il pas faire état des vices et vertus ? Ne devrait-il pas commémorer victoires et défaites ? Ne devrait-il pas illustrer moralité et immoralité ? Malheureusement la médiocrité et la déculturation de toute élite ne permet pas de pouvoir cerner la complexité des siècles précédents ou des hommes de la trempe de Jefferson.
« Les morts gouvernent les vivants », disait le philosophe Auguste Comte. Les actions des vivants ne sont souvent que les résultantes de celles des morts. Et parmi ce que nos morts ont accompli, chaque génération choisit ce qui est bien ou ce qui est mal en fonction du sacré de l’époque. L’homme moderne préfère se battre pour venger sa mort plutôt que pour offrir un avenir à ses enfants.