Entre 1789 et 1795, les Français voyaient s’effondrer sous leurs yeux les piliers de leur civilisation millénaire. Le premier de ces piliers fut la disparition de l’absolutisme du roi, avec comme point culminant l’exécution de Louis XVI en 1793. Le deuxième fut la dissipation de la centralisation façonnée par l’action du roi, des ministres et des conseils. Et le troisième fut une certaine organisation sociale fondée sur l’inégalité et les privilèges. À ces piliers s’ajoute un mouvement profond de déchristianisation du pouvoir de l’Église, s’accompagnant de persécutions contre les prêtres réfractaires.
Face au vide abyssal provoqué par l’effondrement du royaume de France, deux questions se sont posées : comment finir la révolution ? Et qui aurait la capacité de mettre en place les fondements politiques d’une nouvelle nation ?
Ni le gouvernement de la Convention de 1792 ni celui du Directoire de 1796 ne furent en mesure de rétablir un semblant de stabilité suite au tsunami révolutionnaire.
Au moment de l’avènement du Consulat en 1799, les trois consuls déclarèrent dans la publication de la nouvelle constitution : « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée. Elle est finie ». Selon l’historien Thierry Lentz, le mot “finie” à l’époque avait deux sens : parfaite et terminée. Les trois consuls étaient déterminés à garder les principes révolutionnaires de 1789 qui selon eux l’ont rendue parfaite. Cependant, elle est aussi terminée.
Napoléon Bonaparte détenait l’essentiel des pouvoirs au sein du Consulat. Sa légitimité militaire s’est faite sur ses victorieuses campagnes et notamment celle d’Italie. Des batailles telles que Castiglione, Arcole ou encore Rivoli étaient l’illustration d’un génie militaire. Et son action politique au cours du Consulat fera de lui l’un des plus grands hommes politiques de tous les temps.
Le Consulat, une ère de réformes politiques majeures
Le droit divin remplacé par le droit civil
Initialement conceptualisé par l’ancien directeur Emmanuel-Joseph Sieyès, le Consulat fut présenté comme un triumvirat, c’est-à-dire un gouvernement à trois têtes. Conscient du risque que constitue une assemblée toute-puissante, fort des gouvernements de la Convention et du Directoire, Sieyès fonde un système où cohabitent quatre chambres : le Tribunat, le Conseil d’État, le Corps Législatif et le Sénat conservateur. Chaque chambre ayant des fonctions dissociées et reparties.
Avec le Consulat, Sieyès s’est inspiré d’une ancienne pratique de la Rome antique : la dictature. Pratiquée sous la République romaine, la dictature était un régime exceptionnel à un seul consul, mis en place lorsque la République était menacée.
Pour mettre en œuvre le Consulat, le choix de Sieyès se porta sur Napoléon Bonaparte qui revenait de sa campagne d’Égypte.
L’implémentation du Consulat et la dissolution du Directoire se firent au lendemain du 18 et 19 Brumaire an VIII (9 et 10 novembre 1799). Pendant les deux mois suivants, la commission consulaire fut composée de Napoléon Bonaparte, Emmanuel-Joseph Sieyès, et Roger Ducos.
Contrairement à Sieyès, Bonaparte n’entend pas être un figurant au sein du triumvirat et parvient à ce que seul le Premier consul détienne et exerce le pouvoir politique.
Napoléon Bonaparte devient Premier consul. Jean-Jacques-Régis de Cambacérès et Charles-François Lebrun deviennent respectivement Deuxième et Troisième consul.
Selon Lentz, Bonaparte était fortement imprégné de la Rome antique. En construisant son pouvoir personnel, il tâchait d’imiter les rois et empereurs, tout en conservant les principes méritocratiques et démocratiques acquis en 1789. Il réintroduit en France le concept de plébiscite et grâce à la consultation populaire, il entend légitimer ses actions et son pouvoir. Bonaparte actant la fin de la révolution, le droit divin est remplacé par le droit civil.
Centraliser, centraliser, centraliser
La nouvelle constitution de l’an VIII (1799) s’articule autour du régime du Consulat et la primauté du pouvoir exécutif. Mais de surcroit, elle organise une nouvelle centralisation.
Avec la loi du 17 février 1800, Bonaparte préserve les départements hérités de la Révolution, tout en subdivisant les territoires en arrondissements, communes et cantons.
Bonaparte créa et nomma des préfets en charge de l’administration départementale. L’arrondissement avait à sa tête les sous-préfets, et finalement le maire dirigeait la commune. A l’exception des maires de communes de moins 5000 habitants, Bonaparte nomma personnellement les préfets, sous-préfets, maires et conseillers généraux.
Par ailleurs, Bonaparte rétablit les corps intermédiaires, comprenant qu’une société pyramidale devait quand même avoir un contact parallèle avec sa base.
D’après l’article I de la loi du 29 Floréal an X (19 mai 1802), la Légion d’honneur est définie de la manière suivante : « En exécution de l’article 87 de la Constitution, concernant les récompenses militaires, et pour récompenser aussi les services et les vertus civils, il sera formé une Légion d’honneur. » À travers la Légion d’honneur, Bonaparte signalait que n’importe qui pouvait être
récompensé sans tenir compte des origines sociales et des privilèges. Seul comptait le mérite individuel.
Une société mieux organisée est une société plus unie
L’organisation de la société s’articula autour du Code civil (1804), aussi appelé le Code Napoléon. Le but du Code civil fut de consolider les lois de la nation française.
D’après La France de la Révolution et de l’Empire de l’historien Jean Tulard, le Code civil fut l’exemple typique de la synthèse entre l’ancien régime et les acquis de la Révolution. La codification du code civil et l’élaboration de loi furent faciles à comprendre et à appliquer. A Sainte-Hélène, un Napoléon déchu dira « Ma vraie gloire, ce n’est pas d’avoir gagné quarante batailles : Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires. Ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon Code civil. »
Les relations avec l’Église furent organisées avec le Concordat de 1801. Dans le but d’instaurer une paix religieuse, Bonaparte mit en place un compromis avec le Vatican.
Tulard explique que le concordat est composé de quatre points essentiels. Premièrement, la religion catholique devenait la religion des Français et non celle de l’État français. Deuxièmement, le pape reconnaissait la vente des bien du Clergé. Troisièmement, les nouveaux évêques devaient prendre la place des évêques réfractaires et des évêques constitutionnels. Enfin, les évêques et archevêques sont nommés par le Premier consul, le Pape se contentant de donner l’institution canonique.
Malgré l’opposition du Pape à toutes ces mesures, le Concordat entraîna une pacification religieuse.
Le Consulat est une des périodes les plus prolixes en termes d’accomplissement politique, notamment grâce à l’hyperactivité de Bonaparte dans tous les domaines. Il est à l’origine, entre autres, de la Cour des comptes, du lycée et de 22 Chambres de commerce. On lui doit aussi la Banque de France et la réforme du franc dont la stabilité durera jusqu’en 1914.
« Ni bonnet rouge, ni talon rouge, je suis national ! »
Le Consulat est une période que de nombreux historiens ont mis en avant pour comprendre l’intelligence, la puissance de travail et l’hyperactivité de Bonaparte. Ayant réorganisé un pays de vingt millions d’habitants, onze ans après une révolution qui aura dévasté un ordre millénaire, l’intelligence politique de Bonaparte s’inscrit dans la lignée de grands hommes d’État français tels que Richelieu, Colbert et Louis XIV.
Dans Les origines de la France contemporaine, Hippolyte Taine décrit Bonaparte avec brio : « Démesuré en tout, mais encore plus étrange, non seulement Napoléon Bonaparte est hors ligne, mais il est hors cadre. Par son tempérament, par ses instincts, par ses facultés, par son imagination, par ses passions, par sa morale, il semble fondu dans un moule à part, composé d’un autre métal que ses contemporains. »
En le qualifiant d’homme « hors ligne » et « hors cadre », Taine met l’emphase sur la dimension et l’envergure presque surnaturelle de Bonaparte.
Premier consul à 30 ans, Bonaparte était le contemporain de rois, d’empereurs, et de princes. De Frédéric-Guillaume III de Prusse au Tsar Alexandre Ier de Russie en passant par François Ier d’Autriche, les grands royaumes et empires européens avaient à leurs têtes des hommes autoritaires et intransigeants. Certains étaient visionnaires, tandis que d’autres tentaient simplement de résister à la prépondérance française en Europe. L’exceptionnalité de Bonaparte repose notamment sur sa capacité farouche à croire en son destin et à le vivre sans aucune interruption.
Dans son portrait sur Bonaparte, Taine se réfère aux notes de Pierre-Louis Roederer. Ce dernier avait assisté à de nombreuses sessions de travail au Conseil d’État avec Bonaparte et notait chaque soir ses impressions sur le Premier Consul :
« Ce qui le caractérise entre tous, ce n’est pas seulement la pénétration et l’universalité de son intelligence, c’est aussi et surtout la flexibilité, la force et la constance de son attention. Il peut passer dix-huit heures de suite au travail, à un même travail, à des travaux divers. Je n’ai jamais vu son esprit las. Je n’ai jamais vu son esprit sans ressort, même dans la fatigue du corps, même dans l’exercice le plus violent, même dans la colère. Je ne l’ai jamais vu distrait d’une affaire par une autre, sortant de celle qu’il discute pour songer à celle qu’il vient de discuter ou à laquelle il va travailler. Les nouvelles heureuses ou malheureuses d’Égypte ne sont jamais venues le distraire du code civil, ni le code civil des combinaisons qu’exigeait le salut de l’Égypte. Jamais homme ne fut plus entier à ce qu’il faisait, et ne distribua mieux son temps entre les choses qu’il avait à faire. Jamais esprit ne fut plus inflexible à refuser l’occupation, la pensée qui ne venait ni au jour ni à l’heure, plus ardent à la chercher, plus agile à la poursuivre, plus habile à la fixer quand le moment de s’en occuper était venu ».
Bonaparte faisait tout à la fois et tout en même temps. Ce travail de tout instant suivait une direction fixe et un cap tenu. Cette capacité d’entreprendre une multitude de fronts, tous aussi divers et différents l’un que l’autre, plaçait ses contemporains dans une position de subordination automatique. Il suscitait admiration, crainte, mais surtout une interrogation quant à l’étrangeté de sa disposition mentale, morale et émotive.
Sa capacité de concentration et son endurance se mêlent à une machine intellectuelle façonnée par les lumières.
Cette structure intellectuelle s’est construite à l’École préparatoire militaire de Brienne. Sous la direction des sous-principaux, le Père Dupuy et le Père Jean-Baptiste Berton, Bonaparte a lu les classiques, Corneille, Racine, Bossuet et autres Boileau. Par ailleurs, il se passionne pour les antiques tels que Tacite, Tite-Live, Virgile, Homère ou Plutarque. Il admire l’œuvre de ce dernier par-dessus tout et exalte son objectivité.
Jean-Jacques Rousseau aura une place centrale dans la pensée philosophique et politique de Bonaparte.
A ses aptitudes pour les lettres s’ajoutent une forte disposition et une facilité pour les mathématiques. Bonaparte n’avait aucun mal à mémoriser des formules et théorèmes complexes.
Et aux réflexions d’ordre philosophique sur l’humain se mêleront la pensée antique, les idéaux révolutionnaires et la pensée de Machiavel.
Bonaparte dira de lui même en 1799 : « Ni bonnet rouge, ni talon rouge, je suis national ». Il était certes imprégné de l’imaginaire révolutionnaire mais ne s’est jamais considéré un sans-culotte et encore moins contre-révolutionnaire. Bonaparte était national et désireux de rétablir l’autorité et l’ordre de son pays.
Conclusion
Selon Thierry Lentz, la grande époque de réforme napoléonienne est sans aucun doute à placer pendant le consulat.
Ces réformes sont d’une telle envergure, que nombreuses seront diffusées dans tous les territoires européens contrôlés par la France. Elles traverseront aussi les siècles. En l’occurrence, des vestiges du Code civil subsistent dans le droit français ainsi que dans celui de plusieurs pays Européens tels que la Belgique, la Suisse ou L’Italie.
Le Consulat marqua les fondements du bonapartisme. Ses thèmes essentiels se résument par la préservation des acquis de la Révolution française, l’égalité devant la loi de chaque citoyen et la légitimité du chef de l’État par le vote.
Voilà qui fit de Bonaparte le plus grand chef d’État de l’histoire de France avec Louis XIV.